« La production des œuvres d’art, populaires ou non, a sa propre logique et son temps. Souvent ils anticipent les temps à venir ou construisent des mondes alternatifs. Mais les producteurs vivent dans des sociétés concrètes et leur horizon est largement défini par ce que leur époque a de potentiel. » C’est à partir de cette citation tiré d’un article de Francisco Louça que je vous présente quelques réflexions sur quelques super-héros qui peuplent la BD, le cinéma et notre imagination.
Batman, Superman (en BD) et Dracula et Frankenstein (dans leurs versions cinématographiques) sont nés entre 1929 et 1941. On a parlé de la « grande peur » qui marquait cette période : du krach de 1927 à l’attaque japonaise contre Pearl Harbor. Les maisons d’édition et les studios d’Hollywood mettent au travail dessinateurs et réalisateurs pour répondre au goût du public et conjurer l’angoisse subconsciente des gens. Ce marché est intéressant et il rapporte gros. Voici les dates de naissance des super-héros américains : Buck Rogers (1929), Brick Bradford (ou Luc Bras de fer 1933), Flash Gordon (ou Guy L’Éclair 1934), The Phantom (ou Le Fantôme 1936), Superman (1938), The Lone Ranger (ou Le Cow-boy masqué 1938), Captain Marvel (1940), Captain America (1941), Wonder Woman (1941) et enfin Fantax (1946).
Depuis l’âge de bronze jusqu’à maintenant l’Occident (pour se limiter à cet espace culturel) a chéri des héros. Si les héros batailleurs de l’antiquité sont plutôt mythiques (Gilgamesh, Hercule, Thésée, Jason, Achille, Ulysse), les héros du Moyen Âge sont plutôt légendaires (Arthur, Lancelot, Siegfried). Ce n’est qu’au XIXe siècle qu’apparaissent des héros « simplement » humains (Robin des Bois, Ivanhoe, Zorro, le Capitaine Némo, Fantômas), produits de l’imagination romanesque. À l’aube du XXe siècle ces anciens héros continuent à exister, mais ils sont rejoint et largement devancés dans la culture de masse par de nouvelles super-créatures : les justiciers modernes qui mènent le combat contre l’injustice, la défense de la veuve et de l’orphelin en particulier et de la société en général. En quoi consiste cette injustice ? Il s’agit d’abord des activités criminelles de bandes organisées et dirigées par des génies malsains. Leurs agissements sont présentés comme endémiques, comme naturels à notre société démocratique. Ils ne sont pas le produit de l’injustice sociale, mais ils sont eux-mêmes l’injustice, ou, pour le dire avec un terme théologique, ils sont le mal par excellence, le fruit pourri du pêché originel.
Puisque la démocratie rend difficile la lutte contre le mal il nous faut des individus qui mènent la défense de la société au-dessus du pouvoir régalien de l’État. La collectivité ne peut pas se défendre toute seule, il faut un personnage intrépide, armé d’une force et d’une intelligence supérieure, qui n’hésite pas d’œuvrer hors de la loi, mais pour des bonnes raisons. On est, c’est clair, dans l’individualisme total. Souvent le super-criminel convoite le pouvoir total sur la terre entière, tout simplement par volonté de pouvoir, car des raisons économico-sociales pour acquérir un tel pouvoir restent dans le vide.
En deuxième lieu ces héros luttent contre une menace extérieure, souvent celle d’extraterrestres qui veulent s’emparer de notre planète et réduire le genre humain en esclavage. On peut comparer ce danger avec la volonté de pouvoir du super-criminel ; souvent celui-ci fait cause commune avec les extraterrestres dans l’illusion d’avoir sa part une fois l’occupation terminé (cf. Superman III). On a dit que ce danger extraterrestre symbolise le danger communiste qui menace la démocratie, non seulement à partir de l’étranger, mais vivant comme une pourriture infectieuse dans le corps national.
Cette culture populaire qui a vu le jour au XXe siècle angoisse et rassure en même temps. Quand les USA entrent en 1941 en guerre avec le Japon les héros populaires sont mobilisés contre le mal incarné par le nazisme et contre le péril jaune. En 1929 Buck Rogers avait déjà commencé la lutte contre les Mongols, suivi en 1934 par Flash Gordon contre les « têtes de citron » de Ming. Quand en Belgique la publication de Flash Gordon, qui était passé avec armes et bagages du côté allié, fut interrompue par l’occupant allemand, le magazine Bravo chargea aussitôt Edgard P. Jacobs de poursuivre l’histoire. C’est ainsi que Jacobs produisit le Rayon U dans le même style que Gordon l’Intrépide. De cet embryon naquit plus tard les Blake et Mortimer, éternellement en lutte avec l’infâme colonel Olrik.
Les années de crises économique et morale donnèrent également naissance au roman noir qui, rejetant les meurtres chics perpétrés dans les manoirs autour d’un porto ou une tasse de thé, exprimait le sordide du monde réel. Dans Le Petit César W.R. Burnett décrivit le gangster qui aspire, sans succès d’ailleurs, à quitter sa condition criminelle et à devenir petit-bourgeois une fois que le butin amassé le lui permettra. Dashiel Hammett qui se situait du côté de la gauche radicale décrivit 1929 dans La Moisson rouge la corruption liée au gangstérisme, contre laquelle le « privé », héros solitaire menait la guerre. Ici aussi la « communauté » impuissante doit avoir recourt à un individu. Hammett écrivit des histoires « pulp », illustrées par Alex Raymond, le dessinateur de Flash Gordon, qui mettaient en scène l’Agent Secret X-9, un homme qui travaille cette fois-ci pour le gouvernement. Beaucoup plus gentil et non pourvue d’ironie était la série The Spirit, publiée par The Chicago Sun à partir de 1940. C’était l’œuvre du grand dessinateur New Yorkais Will Reisner. J’ai oublié de mentionner Dick Tracy, Jungle Jim, Mandrake, Black Condor et tant d’autres…