Dans la crise actuelle, les événements vont si vite qu’il est pratiquement impossible de les comprendre et de les analyser à chaud. Une telle analyse est pourtant d’autant plus nécessaire que le drame du moment, c’est qu’on ne peut avoir aucune influence sur ces événements. Nous sommes persuadés que la gauche, en tant que sujet politique absent, ne devrait pas simuler sa présence par des déclarations et des appels, mais essayer de comprendre ce qui se passe et réfléchir sérieusement sur sa place dans l’avenir. Cet éditorial est abstrait, ce qui reflète notre vision de la situation. Nous continuons de suivre de près l’évolution de la situation, en dialogue avec nos amis ukrainiens.
1. Le territoire de l’Ukraine est situé pratiquement au centre de la collision des intérêts politico-militaires de la Russie, de l’Union européenne et des États-Unis. Cela a créé une situation unique, faisant que les deux parties extérieures y ont justifié – et en même temps discrédité terriblement – le « droit à la révolte ». La Russie continue aujourd’hui à employer sa « réponse symétrique » à l’Occident, en nommant la confrontation armée « protestation pacifique » et le droit de renverser le gouvernement – une réponse légitime et juste à l’arbitraire et à la tyrannie. L’Ukraine est en train de devenir un endroit où il est possible, en espérant un soutien extérieur, de faire tout ce qu’il est interdit de faire dans un « véritable » État où le pouvoir est souverain et incontesté. Mais cet exercice du droit à la révolte ne produit pas une réelle possibilité de changement social, au contraire, il l’éloigne, en renforçant l’hégémonie des élites par le nationalisme et la création des fausses frontières. Là est le paradoxe le plus douloureux de la situation actuelle.
2. Le nationalisme est le principal facteur négatif de tout ce qui est arrivé au cours des six derniers mois en Russie et en Ukraine. En Ukraine, le nationalisme contribue à la dégénérescence du soulèvement populaire en un appel d’offre des élites kiéviennes. Il a complètement bloqué les possibilités d’un dialogue démocratique entre l’ouest et l’est du pays, opposant l’un à l’autre, transformant ainsi une protestation populaire démocratique en mobilisation totale contre « eux ». Cela a provoqué une réaction dure à l’est – la même mobilisation totale contre « eux ». Le nationalisme a annulé chez les rebelles la capacité de dialogue et l’attitude critique envers leurs dirigeants, ce qui a permis qu’ils soient utilisés par les élites locales et les acteurs internationaux – les forces impérialistes. On peut tirer une conclusion générale de ce qui se passe en Ukraine : plus le nationalisme est présent au sein d’un mouvement populaire dans un pays périphérique et moins il y a dans ce mouvement de souveraineté populaire, plus il est manipulable. Comme l’a remarqué le journaliste nationaliste, et peu talentueux, Yegor Kholmogorov : « L’insistance de la partie ukrainienne sur le thème de la “non-fraternité” et de la différence avec les Russes a conduit à l’autodétermination de l’identité déjà russe par le rejet des Ukrainiens. Et les premiers résultats de cette autodétermination ont été impressionnants ». Il faut seulement ajouter dans quel sens c’était impressionnant : ce qui était impressionnant, c’était de voir comment le nationalisme a si rapidement conduit à ce que les rebelles, tant à l’ouest qu’à l’est, sont devenus les otages des élites locales et étrangères, à quel point le danger que représentait cette rébellion pour les pouvoirs en place a pu être aussi facilement neutralisé.
3. En Russie, le nationalisme s’est avéré tout aussi efficace dans la consolidation du pouvoir des élites. La vague nationaliste a été ici construite de manière différente : elle n’y empoisonne pas le soulèvement populaire mais renouvelle l’attractivité du pouvoir. La population, depuis longtemps exclue de l’histoire, dépourvue de toute subjectivité historique par des années d’oppression sous les gouvernements autoritaires, ont vu tout d’un coup que l’activité de ce gouvernement a pris un caractère « historique » et que son cynisme habituel a fait place à la « détermination » et à la « volonté politique ». Ce changement n’a rien exigé de la population : pas de mobilisation politique, qui aurait obligé Poutine à devenir « déterminé », aucune expression de ses positions ni aucun besoin de s’engager dans la politique. La population reste exclue de l’histoire, mais son désir d’une participation indépendante dans l’histoire, d’une influence sur l’histoire, peut être sublimé dans un soutien hystérique à Poutine. Elle accepte pour argent comptant le nouveau nationalisme officiel russe, focalisé à nouveau sur Poutine, qui est devenu son symbole officiel. En citant une fois encoreYegor Kholmogorov, « à Louhansk tout est clair, nous sommes la Russie, nous sommes russes, Dieu est avec nous. Ces meetings nocturnes chantant l’hymne russe, éclairés par des petites lanternes et les téléphones portables, donnent une incroyable impression de force. Et on ne peut pas abandonner cette confiance absolue dans la Russie et dans Poutine : “Vladimir Vladimirovitch, nous sommes aussi russes que vous“ ».
Cette situation, où Poutine se transforme de dirigeant « multinational » à un modèle de chef russe vers lequel se tournent les protestataires de Louhansk, devrait semble-t-il troubler l’esprit et la propagande des nationalistes : comment et pourquoi ce régime « antirusse » est soudainement devenu « prorusse » ? Mais les nationalistes noient toutes les questions inconfortables dans l’hystérie chauvine, comme si elle était sa propre justification abandonnant ainsi toute cohérence intellectuelle : « La Crimée est à nous ! Sébastopol est à nous ! Cela est essentiel ! » Voici encore une réalisation de la politique de Poutine : une neutralisation et une intégration complète des forces nationalistes existantes, qui se sont avérées incapables de s’opposer à la russophilie inattendue du pouvoir. De plus, la rupture s’est encore aggravée entre les politiciens nationalistes et leurs activistes, car ces derniers, contrairement à Kholmogorov, soutiennent non pas l’Orient, mais leurs « frères blancs » du « Secteur de droite ».
Comme on le voit, le nationalisme sous toutes ses formes – le nationalisme spontané et primitif des insurgés ukrainiens, celui des écrivains et intellectuels ukrainiens, romantique, chauvin, belliciste, militariste, le nationalisme d’État de Poutine et le nationalisme « oppositionnel » de cette droite qui le critiquait encore hier – tout ce bestiaire nationaliste n’a qu’un seul effet, celui d’aider à la neutralisation du pouvoir du peuple et de renforcer le pouvoir des élites. En Ukraine il a donné naissance à la révolte populaire et l’a subordonnée à ses élites. En Russie, il a isolé et marginalisé le mouvement de l’opposition démocratique, qui était la seule chance pour que la population redevienne le sujet de l’histoire. Le résultat, c’est qu’en Ukraine le gouvernement prépare des réformes néolibérales brutales alors qu’en Russie, le gouvernem20ent s’en prend aux restes de la démocratie formelle, modifie les élections des maires des communes, sans que cela provoque des résistances. Les Ukrainiens et les Russes sont entrés dans le conflit les opposant les uns aux autres au nom de cette déclaration téméraire : « Nous ne serons jamais frères ! » Réfléchissez bien, Ukrainiens et Russes, qui vous dit cela et pourquoi ?
4. En même temps, les soulèvements populaires à l’ouest et à l’est de l’Ukraine n’ont été possibles qu’en raison de l’exacerbation de toutes les contradictions internes dans ce pays. A la base de ces deux mouvements, il y a une charge énorme de troubles sociaux. L’insurrection contre la « corruption de l’oligarchie » signifie le rejet de l’ordre post-soviétique dans son ensemble. La tragédie, c’est que ces deux mouvements ont pu être opposés l’un à l’autre, car d’abord le Maïdan, puis le soulèvement du sud-est n’ont pas pu formuler leur propre programme de transformation sociale et politique du pays dans son ensemble. Le programme nationaliste des élites ukrainiennes, visant à diviser le pays, ne date pas d’hier. Au cours de la dernière décennie, il a permis de maintenir l’équilibre instable des forces entre les divers clans politico-financiers. Au motif de l’identité linguistique, les deux coalitions des élites ont construit l’algorithme de leur hégémonie duale, dans lequel chacune des deux parties de la majorité pauvre et opprimée devait soutenir « ses » politiciens.
Ce qui se passe – la confrontation brutale entre l’ouest et l’est du pays tout comme l’effondrement économique de l’ensemble du pays – est l’expression ultime du « conflit des droits démocratiques » du capitalisme tardif. Tout simplement, dans les conditions modernes, les petits pays ne peuvent réaliser leur droit réel à l’autodétermination et à l’indépendance car ce capitalisme est mondialisé. L’Ukraine d’aujourd’hui est peut-être l’exemple le plus dramatique de cette situation. Dans cette situation, la fédéralisation et l’État unifié ne sont que deux formes de cette dépendance, une coquille vide, une manière de cacher les diverses façons d’établir un nouvel équilibre des forces entre les « grands joueurs » dans la région. Nous n’avons aucune illusion tant en ce qui concerne le gouvernement actuel de Kiev – semi-colonial et soumis – qu’en ce qui concerne le projet de fédéralisation, qui transformerait l’est de l’Ukraine en une semi-colonie de la Russie.
Cela signifie-t-il que les mouvements de masse en Ukraine – des deux côtés – n’ont aucune chance de gagner ? Non. Mais ils ne pourront l’emporter que s’ils parviennent à élaborer leur propre programme, leur propre projet social alternatif fondé sur le dépassement des illusions et sur la libération de leur langage des concepts étrangers et des mythes introduits par les élites. Un tel projet social alternatif devrait marcher sur deux pieds : en s’opposant aux autorités et en luttant contre l’oppression politique et économique ; et en réunissant les groupes sociaux sur la base du dialogue démocratique populaire : l’ouest et l’est en Ukraine, l’intelligentsia libérale et « le peuple » en Russie. Nous devons apprendre non seulement à résister contre le pouvoir, mais aussi à discuter entre camarades, à ne pas permettre qu’un fossé sépare les Russes et les Ukrainiens (ou, dans la variante russe, « la classe créative » et les « prolos »). Les recettes politiques en 2014 restent les mêmes : les élites divisent et règnent, la force des opprimés c’est leur unité.
* Cet éditorial est paru le 18 avril 2014 : http://openleft.ru/?p=2604
* Traduit du russe par JM pour Inprecor (n°603-604 mars 2014) https://dl.dropboxusercontent.com/
* Otkritaya Levaya (Gauche ouverte) est le site web animé, entre autres, par des militants de la IVeInternationale de Russie.
Source: ESSF