Ma précédente contribution sur la crise égyptienne, mise en ligne sur ESSF le 19 août dernier [1], a suscité un certain nombre de remarques et demandes de clarification sur lesquelles je reviens aujourd’hui. Bien d’autres thèmes que ceux abordés ci-dessous mériteraient évidemment d’être traités ; de même que le premier, ce second texte ne prétend donc être ni exhaustif ni « définitif » : il invite seulement à une réflexion collective sur des questions analytiques et politiques dont la portée dépasse la seule région arabe.
L’objectif est bien de stimuler un échange collectif sur l’analyse de la crise égyptienne. L’Égypte a connu en 2011-2013 des conflits d’une rare ampleur et la situation est restée longtemps très volatile, très fluide et complexe. Nous avons atteint un « palier » (provisoire) avec l’instauration du régime militaire. Il devient donc possible de réfléchir avec un peu de recul aux enseignements de cette récente séquence de luttes.
Après ma première contribution, des remarques m’ont été adressées soit via des courriels trop informels pour être publiés, soit oralement. Ce serait bien qu’elles prennent maintenant la forme de contributions écrites – même brèves, partielles ou spécifiques – susceptible être mises en ligne sur ESSF. Il s’agit en effet d’aller au-delà du suivi politique courant de la situation dans tel ou tel pays, pour tenter de mieux « problématiser » les leçons des crises contemporaines en croisant les réflexions.
Le régime militaire. La seule réaction à ce sujet concerne une phrase dans ma contribution précédente où je note que le régime militaire semble avoir bénéficié d’un large soutien dans « la population ». Je conviens qu’il vaut mieux éviter de parler de « la » population sans plus de précision et je mettrais prochainement en ligne un texte de Jacques Chastaing à ce propos (un article à paraître dans le prochain numéro de la revue du NPA récemment renommée L’Anticapitaliste).
Sur le plan international, nombre de courants de gauche ont soutenu le régime militaire égyptien, mais je n’ai reçu aucune remarque allant dans ce sens. Je ne reviens donc pas sur cette question, par ailleurs fort importante.
Les demandes de clarification les plus insistantes ont porté sur l’utilisation assez lapidaire de la formule « clérico-fasciste » pour caractériser les courants de type salafistes. Je vais essayer d’être plus clair.
Salafisme, fondamentalismes et « clérico-fascisme »
J’ai tracé une analogie entre la place occupée aujourd’hui dans le monde musulman par des courants de type salafiste et les fascismes d’hier en Europe. Il s’agit bien d’une analogie : ladite formule (« clérico-fasciste ») n’a aucune prétention « scientifique ».
Il nous faut qualifier politiquement ces mouvements. Les termes d’intégristes ou de fondamentalistes sont indispensables, mais ne remplissent pas cette fonction, car ils n’évoquent en général qu’une image d’extrémisme religieux, assez indéfinie par ailleurs. Le terme de terroriste me semble pour sa part ou trop galvaudé ou trop spécifique (renvoyant surtout à des réseaux comme Al-Qaida).
La référence au fascisme tente de répondre à ce besoin de « localisation », montrant que l’extrémisme religieux donne naissance à des mouvements politiques d’extrême droite « paroxysmiques », ce qui a été l’une des caractéristiques du fascisme « de référence ». Dans certains milieux militants, l’adjectif a été ultérieurement banalisé, « fascisme » voulant alors simplement dire « très répressifs », mais c’est un usage impropre, car il fait perdre de vue ce que les fascismes originels avaient de spécifique. Une dictature militaire, même sanglante, n’est pas en soi fasciste.
Le nazisme, notamment, était « paroxysmique », une solution extrême pour laquelle le grand capital allemand a finalement opté : mobilisation d’une base populaire, hyper-violence contre le mouvement social (les sections d’assaut), répression de masse paroxysmique (envoi massif des opposants dans les camps de concentration, naissance du régime concentrationnaire), terreur exercée sur la société, traitement paroxysmique des populations désignées comme boucs émissaires (l’extermination : juifs, gitans, homosexuels). Ce n’était pas une extrême droite « comme les autres ».
Dans la formule de « clérico-fasciste », l’utilisation de la référence au fascisme vise précisément à souligner qu’il s’agit de courant d’extrême droite « pas comme les autres » ; et le « clérico » qu’il ne s’agit pas d’une simple réplique des précédents européens. Un autre terme pourrait être plus adéquat ? Peut-être bien, mais lequel ?
La référence aux fascismes soulève cependant plus d’une question.
Dans le Sud ? Peut-il y avoir des fascismes dans le tiers monde ? La question a soulevé bien des débats que je ne connais que très partiellement. Les fascismes européens sont nés en effet dans des pays impérialistes en lien avec le « grand capital ». Or, l’une des caractéristiques de ces mouvements, c’est qu’ils ont un enracinement social et sont capables de mobiliser cette base pour imposer brutalement leur ordre : ils ne peuvent être uniquement « fabriqués » de l’extérieur, donc par l’impérialisme dans des pays dominés.
Il n’y a cependant aucune raison pour que seules des bourgeoisies impérialistes puissent nourrir des courants de type fasciste. Pourquoi des classes dominantes (ou fractions de classes dominantes) ne pourraient-elles pas le faire dans d’autres pays ? Bien qu’occupant une position subordonnée dans le cadre du marché capitaliste, ces bourgeoisies du « Sud » ne sont pas uniquement des courroies de transmission de décisions prises par tel ou tel impérialisme.
Comme tout le monde le sait, l’aggravation dramatique des conflits « sectaires » (au sens de violences intercommunautaires) – en particulier au sein du monde musulman – n’est pas seulement liée aux impérialismes (renforcer les talibans en Afghanistan contre les Soviétiques et le régime de Kaboul, par exemple), mais aussi (et pour beaucoup) aux jeux des classes dominantes du Pakistan, d’Iran, d’Arabie saoudite, du Qatar…
Quelle crise ? Etant eux-mêmes une extrême droite extrême, « paroxysmique », peut-il y avoir des fascismes dans un autre contexte que celui d’une crise paroxysmique, analogue à la situation en Allemagne dans les années 1930 ? Le lien entre la violence sociale d’une crise et la montée d’un fascisme est évident, comme l’illustre aujourd’hui l’envol de l’organisation néonazie Aube dorée en Grèce. Mais il est aussi évident que nous assistons à une montée assez générale des extrêmes droites extrêmes, qu’elles soient ou pas de référence religieuse.
En ce qui concerne les mouvements religieux fondamentalistes, ils s’affirment dans toutes les « grandes » religions (grandes par le nombre d’adeptes et la reconnaissance internationale) : chrétiens, hindouistes, bouddhistes (Sri Lanka), juifs [2], musulmans. Soit dit en passant, tout le monde s’accorde, il me semble, pour situer à l’extrême droite les extrémismes religieux chrétiens, hindouistes et bouddhistes – pourquoi en serait-il différemment des extrémismes musulmans ?
Cette montée assez générale des extrémismes d’extrême droite exprime, à mon sens, les bouleversements provoqués dans bon nombre de pays par la mondialisation capitaliste, leur impact destructeur sur le tissu social, la « crise de civilisation » qu’ils induisent, dans une conjoncture historique où une alternative socialiste a durablement perdu de sa « visibilité ». Ce contexte nourrit la radicalisation de revendications identitaires non progressistes, manipulées par les pouvoirs établis, où les drapeaux de la Race, de la Nation et de la Religion ont des fonctions similaires. Ces trois références peuvent se combiner, mais dans le monde musulman, c’est l’identité religieuse bien plus que le nationalisme (de droite) qui occupe une place centrale – et c’est une différence notable avec la période postérieure à la Seconde Guerre mondiale –, avec en sus l’action de bon nombre de mouvements « transfrontières ».
Dans le détail, tout est certainement plus compliqué, mais il est important d’analyser le cadre actuel de développement des extrémismes d’extrême droite et, notamment, de leurs composantes religieuses.
Tout « salafisme » est-il « clérico-fasciste » ? Non, tout mouvement de type salafiste n’est pas « clérico-fasciste » dans l’usage que je fais ici du terme. Ce sont tous des courants très réactionnaires, mais qui entretiennent des rapports différents à la politique, à l’action politique.
Certains, dans le monde occidental notamment, peuvent en quelque sorte se retirer autant que possible d’une société dont ils ne reconnaissent pas les « règles », en particulier en se refusant à entrer en politique : ils dénient toute légitimité au fondement même d’une démocratie où – en principe, du moins – les lois procèdent de la volonté populaire et non d’une interprétation de la volonté divine. D’autres, dans le monde musulman, peuvent rester « apolitique », notamment quand le régime monopolise à son seul profit le terrain politique et n’éprouve pas le besoin « d’activer » les mouvements religieux.
Mais la période actuelle se caractérise plutôt par « l’activation » politique des courants religieux extrémistes [3]. Certains donnent naissance à des réseaux terroristes de type Al-Qaïda à qui il manque l’une des caractéristiques essentielles des mouvements de type fasciste : la capacité d’agir en mobilisant une base sociale composite (le modèle des bandes plus ou moins armées qui font régner la terreur de rue et imposent dans les faits leur ordre grâce à une pression constante sur la société).
Les modalités pratiques de la terreur varient : bombes, groupes d’attaque, incendies de villages, pogroms, viols « politiques », torture…, et leur choix fait sens. Par exemple, bien des groupes de type salafiste égorgent leurs victimes. Pourquoi ne pas les abattre d’une balle, ce qui est quand même plus simple : ils ne manquent pas de munitions et le silence n’est généralement pas une obligation ? Parce qu’égorger compromet plus intimement l’exécuteur des basses œuvres, que l’acte de domination en est plus fort et le message plus effrayant encore.
De façon générale, l’ordre moral islamiste, adossé à une charia comprise comme un code juridique est un redoutable instrument de contrôle social. La confessionnalisation de l’Etat permet aussi de créer à volonté des populations non-citoyennes (ou semi-citoyennes). L’extrémisme religieux pousse ces deux dynamiques répressives à leur extrême. L’accusation de blasphème, par exemple, permet tous les arbitraires [4]. La déshumanisation des communautés « boucs émissaires » est radicale et justifie tous les crimes. La violence terroriste, multiforme, plane comme une menace constante.
Les courants de type salafiste entrés en politique montent aux « hyper », comme les fascismes européens l’ont fait : hyper-violence, idéologie hyper totalitaire et excluante, traitement hyper déshumanisant des populations « boucs émissaires »… Cependant, leur définition religieuse étant souvent transfrontalière, ils soulèvent des questions spécifiques. Par exemple, la greffe de tels mouvements hyper-sectaires sur des sociétés très diverses peut provoquer de violents rejets (voir la Syrie aujourd’hui) : une altérité qu’une politique de mariage local ne suffit pas nécessairement à combler – voir le cas du Mali : on savait (ou on aurait dû savoir) dès le début que la « conquête imminente de Bamako » n’était qu’un canard de propagande ; on s’est rapidement rendu compte que la force des groupes arabes « djihadistes » avait été grossièrement exagérée [5] La distinction entre les mouvements ancrés dans une société donnée et les mouvements étrangers est certainement très importante.
Dans la formule « clérico-fasciste », fasciste indique donc la proximité avec les références européennes de l’entre-deux-guerres et clérico la distance. Mais elle n’exprime pas la variété des mouvements de type salafiste.
Pour en discuter, il faut évidemment préciser l’usage des termes comme fasciste, musulman, islamique, islamiste, intégriste, fondamentaliste… Le simple fait qu’il y a deux termes (musulman et islamique) alors pour les autres religions il n’y en a qu’un crée beaucoup de confusion. Musulman peut avoir un sens plus culturel que religieux, mais pas islamique. Je comprends très bien ce que peut vouloir dire « musulmans anticapitalistes » ; « anticapitaliste islamique » mérite d’être clarifié et « anticapitaliste islamiste » me semble soit une contradiction dans les termes, soit une possible arlésienne : la recherche d’un anticapitalisme réactionnaire dans le monde actuel…
Passons plus brièvement à d’autres questions.
Défendre aujourd’hui les Frères musulmans, mais surtout ne pas les soutenir
Il y a une grande différence entre « défendre » (aujourd’hui) et « soutenir » les Frères musulmans, une différence qui est effacée par certains, notamment dans la gauche radicale anglo-saxonne.
En juin 2013, par millions les manifestant.e.s exigeaient le départ de Morsi, l’organisation de nouvelles élections et le jugement des dirigeants Frères musulmans pour les crimes commis sous leur gouvernement. Depuis l’instauration du régime militaire cependant, plusieurs massacres ont été commis à l’encontre de la Confrérie et de ses sympathisants ; les vagues d’arrestation, inculpations et mesures répressives se succèdent dans le plus grand arbitraire, alors que la « justice » a blanchi les caciques de l’ère Moubarak des crimes commis sous l’ancien régime. Face à la violence de cette répression, les droits démocratiques les plus élémentaires des FM doivent être défendus.
C’est toute autre chose de soutenir politiquement la Confrérie ; de se ranger derrière elle ; de demander son retour au pouvoir. Ce n’est pas à la gauche radicale internationale d’aider un courant de droite, bourgeois et confessionnaliste, intégriste, à regagner la légitimité qu’il avait perdue une fois arrivé aux commandes. L’Islam politique réellement existant est en crise ; bien des illusions se sont dissipées quant à son mot d’ordre « l’Islam est la solution » – tant mieux !
Défendre face au régime militaire les droits démocratiques des Frères musulmans, c’est aussi défendre lesdits droits du mouvement social, des syndicats, des classes populaires, de la gauche : l’arbitraire qui frappe aujourd’hui la Confrérie se tourne et se tournera contre les forces progressistes et révolutionnaires.
En revanche, donner ou redonner aux Frères musulmans une légitimité politique – et ce au nom de la gauche ! –, c’est contribuer à renforcer un courant qui s’est tourné, se tourne et se tournera contre les forces progressistes et révolutionnaires. C’est rendre un bien mauvais service aux organisations de la gauche sociale et radicale égyptienne qui veulent construire un front de classe, populaire, indépendant. C’est véritablement jouer à l’apprenti sorcier – comme d’ailleurs les courants de la gauche radicale qui soutiennent le régime militaire au nom du combat contre le « terrorisme islamiste ».
Le confessionnalisme
On lit parfois que seuls les salafistes veulent l’islamisation de l’Etat égyptien. J’ai du mal à comprendre l’argument, car la création d’un Etat islamique fait partie du projet fondateur de la Confrérie. Même si l’on s’en tient à la question spécifique de la charia (dans sa conception réactionnaire), l’expérience égyptienne illustre les dynamiques de radicalisation au sein de l’Islam politique réellement existant.
La dernière déclaration constitutionnelle en date montre l’influence dans sa rédaction du parti salafiste Al-Nour : ils ont entraîné les Frères musulmans sur leur propre terrain en introduisant un nouvel Article 1 : « La République arabe d’Egypte est un Etat dont le système est démocratique, basé sur le principe de citoyenneté ; l’Islam est la religion de l’Etat, l’arabe est sa langue officielle ; et les principes de la charia islamique – qui incluent ses évidences générales, ses lois fondamentales et jurisprudentielles, et ses sources reconnues dans les doctrines du peuple de Sunna and Jam’aa (à savoir le sunnisme) – sont la principale source de législation. » [6]
Comme je l’ai noté dans ma précédente contribution sur le sujet, on peut difficilement faire pire en la matière : la charia devient la source « principale » (qui l’emporte donc sur toutes les autres) du droit ; elle a un champ d’application potentiellement universel (et non limité par exemple au seul droit de la personne) ; elle se réfère explicitement au seul sunnisme (et non plus généralement à l’islam), entrant de pleins pieds dans les conflits sectaires qui déchirent le monde musulman…
Du point de vue révolutionnaire (et même simplement progressiste), il est vital de rompre avec ces logiques sectaires et confessionnelles. Ce n’est pas avec les Frères musulmans qu’on le fera. On ne défendra les droits humains, démocratiques, sociaux et politiques ni en s’appuyant sur la Confrérie ni en soutenant le régime militaire.
L’inadéquation du modèle latino-américain
Une partie de la gauche radicale en Amérique du Nord (et ailleurs ?) plaque sur l’Egypte un « modèle latino-américain » dont le Honduras est un exemple type : un gouvernement (bourgeois) de gauche est démocratiquement élu ; il déplaît souverainement à Washington qui prépare un coup d’Etat et le renverse. Dans le pays et sur le plan international, les forces progressistes se mobilisent pour dénier toute légitimité au coup d’Etat et obtenir le retour à l’ordre constitutionnel antérieur.
Conséquence : certains demandent le retour de Morsi à la présidence égyptienne.
Problème : l’immense mobilisation de juin (plus de 10 millions…) exigeait la démission de la présidence Morsi et l’organisation de nouvelles élections – l’aile indépendante du mouvement ouvrier et toutes les forces de gauche descendant notamment dans la rue, les manifestations étant comme toujours à cette échelle composite. Une exigence à laquelle Morsi a répondu : « Pas question, je vous écraserai » – ce qui a permis à l’armée d’entrer centralement en scène en disant : « Nous vous protègerons ». C’est une séquence essentielle de la crise égyptienne qui demande à être analysée (ses causes…) sous peine de ne rien comprendre aux événements et de ne pouvoir y répondre politiquement. Elle explique aussi à quel point la situation était fluide et exigeait une évolution rapide des positionnements entre l’appel à l’organisation de nouvelles élections (contre la Confrérie) jusqu’à la condamnation du régime militaire.
Or, ce type de séquence n’a pas place dans la « schéma latino-américain ». Il ne s’agit pas d’un « détail » que l’on pourrait négliger : les processus sont foncièrement différents, même si l’impérialisme US tente dans tous les cas d’intervenir au mieux de ses intérêts.
Sous d’autres aspects, le « modèle latino-américain » apparaît trop spécifique pour servir de grille de lecture généralisable.
En divers pays, le chavisme vénézuélien a nourri dans la gauche des espoirs à l’égard de secteurs de l’armée qui me paraissent dangereusement illusoires. Notons, ceci dit, qu’en Egypte, cette référence contemporaine n’était pas nécessaire : le poids historique du nassérisme suffisait.
Dans la séquence passée (et terminée ?) et dans plusieurs pays, la gauche politique et sociale latino-américaine a pu opposer la légitimité électorale et constitutionnelle aux manœuvres de Washington et incorporer ces traditions démocratiques à son combat. Mais c’est assez exceptionnel. Dans le même temps, l’Union européenne a porté un coup mortel à la démocratie bourgeoise en retirant le droit aux assemblées élues de décider des orientations socio-économiques ; dans son domaine, l’OMC a fait de même sur le plan international : la nature du régime constitutionnel change. De plus, en de nombreux pays, le système électoral est irréversiblement corrompu par le clientélisme. Moins encore que par le passé, on ne peut s’adosser à la démocratie et au constitutionnalisme bourgeois pour aller au-delà, en élargissant des droits reconnus sur le plan politique (et dans une certaine mesure social) au domaine économique.
Loin de relativiser l’importance de la revendication démocratique, ces évolutions lui donnent une portée plus grande encore dans le combat contre l’hégémonie bourgeoise, comme en témoigne le mot d’ordre de « démocratie véritable, maintenant ! ». Mais elles posent des questions nouvelles dans le rapport entre défense de l’héritage de la démocratie bourgeoise mise en cause par les nouveaux autoritarismes (dont celui de l’UE) et l’émergence de formes alternatives de démocratie populaire.
Il n’y a sûrement pas une réponse unique à de telles questions, mais elles sont au cœur de la révolution et de la crise égyptiennes ; et c’est l’une des multiples raisons de son importance. Etant entendu qu’aucune région du monde ne peut servir de référence « normative » sur le plan international. Il faudrait croiser les expériences nationales et régionales pour nourrir une réflexion en ce domaine essentiel.
Impérialisme et chaos
L’impérialisme US choisit-il le chaos ? [7] Je dirais effectivement que, ne pouvant imposer son ordre, il préfère le chaos plutôt qu’un ordre populaire – quitte à changer d’allié comme de chemise. C’est un choix par défaut, signe d’une impotence. Aussi étrange que cela paraisse – et à ce point, c’est effectivement étonnant –, le gouvernement US perd toutes les guerres qu’il engage : il faut donc que personne d’autre ne les gagne et surtout pas les peuples. Mieux vaut des islamistes ou une dictature militaire malodorante qu’une révolution sociale ; mieux vaut l’instabilité.
Dernier exemple en date, la façon dont Washington (suivi par Paris) s’est pris les pieds dans le tapis sur le dossier syrien au point de replacer le nouvel impérialisme russe au centre du jeu diplomatique. Le tout ferait rire si le peuple syrien ne payait pas les pots cassés, et à un prix excessivement fort.
Violence, politique et éthique militante
La violence dévastatrice des riches, de la finance, des classes dominantes, des Etats, des impérialismes est une constante. Elle est première ; et elle légitime l’autodéfense des populations qui en sont victimes.
Sous ce soleil noir, rien de neuf. Pas sûr que les choses puissent encore s’aggraver : comment dépasser en violence l’escalade US pendant la guerre du Vietnam ? Mais nous vivons à nouveau une période où se développe l’hyper-violence des « acteurs non étatiques », comme l’on dit. Celle que nous avons évoquée plus haut, comme celle aussi des hommes de main, gangs ou armées privées payées par des propriétaires fonciers et des « dynasties politiques » familiales.
L’hyper-violence utilisée comme instrument de terreur sociale est avant tout l’apanage des supplétifs au service des possédants ; mais la gauche révolutionnaire a parfois sa part de crime (tortures…), ou a donné naissance à des organisations faisant de l’assassinat une politique de « règlement des comptes » à gauche. Dans des pays qui ont récemment vécu ce type de situation (Inde, Philippines…), une réflexion critique sur violence et éthique militante s’est redéveloppée.
En revanche, dans les pays où le chapitre de la lutte armée – engagée ou envisagée – remontant aux années 60 s’est clos, la gauche radicale a cessé de penser la violence, la violence populaire ou révolutionnaire. Cela se comprend, mais cela a eu une conséquence assez paradoxale : l’indifférence, le silence ou la « compréhension » vis-à-vis de la violence exercée à l’encontre d’innocents par des acteurs non étatiques. Bien entendu, l’assassinat aux Etats-Unis d’un médecin pratiquant des IVG par un membre de l’extrême droite chrétienne provoque un concert de dénonciations. Mais il en va rarement de même quand des femmes sont victimes de « gardiens de la vertu » islamistes.
Des mécanismes d’autocensure sont à l’œuvre qui interdisent de nous poser clairement la question politique de la violence. Mentionnons-en ici deux.
Le premier est une hiérarchisation de fait des victimes.
A gauche, la solidarité se manifeste largement envers les victimes de l’impérialisme, du terrorisme ou du racisme d’Etat, mais de façon beaucoup plus hésitantes envers les victimes de bon nombre d’acteurs non étatiques. Qu’aux Etats-Unis, une association de défense des droits humains dénonce les assassinats ciblés (par drones interposés…) autorisés par Obama, rien de plus normal, même si la cible est un cadre d’Al-Qaïda, organisation terroriste. Mais qu’en conséquence, elle passe sous silence les crimes commis à l’encontre de civils par ledit cadre, c’est très grave.
Le rôle d’une association des droits humains n’est pas celui d’un avocat. Ce dernier n’a pas à rechercher la vérité ni à défendre d’autres personnes au risque de conflit d’intérêts : sa seule responsabilité est de défendre au mieux son client.
En revanche, une association des droits humains ne peut faire le tri ni se désintéresser de la vérité. Si elle s’oppose aux assassinats extrajudiciaires décidés par les Etats (dominants), elle ne peut pour autant ignorer les victimes des acteurs non étatiques sous peine d’abandonner à leur sort bien des personnes dont le seul tort est de ne pas être ciblées par « l’ennemi principal » [8].
Le second est une réécriture radicale de ce que la gauche révolutionnaire entendait par la réponse du « faible au fort ».
La guérilla, la guerre révolutionnaire, a été l’une des réponses classiques du faible au fort ; mais elle avait ses règles de combat qui impliquaient en particulier la protection effective des populations civiles. Des militants se sont sacrifiés pour éviter des bavures – et quand des bavures se sont néanmoins produites, les mouvements armés qui en étaient responsables devaient (en principe toujours, en réalité parfois ou souvent) reconnaître leur tort et réparer auprès des familles des victimes.
Maintenant, le vocabulaire de l’ennemi est parfois intégré au nom de la réponse du faible au fort : les « dommages collatéraux » (à savoir le meurtre d’innocents) seraient un mal inévitable à passer aux pertes et profits.
Je sais pertinemment que la question que je soulève ici pose des problèmes compliqués, vu la durée et le pourrissement de certains conflits (la Palestine…). Mais il n’en faut pas moins refuser de banaliser la « violence sans principes » et réaffirmer sans ambiguïté qu’il y a des formes de violence et des méthodes de lutte qui sont radicalement incompatibles avec tout projet socialiste, révolutionnaire.
A l’heure où se généralise l’hyper-violence, les lignes de démarcation doivent être en ce domaine comme en bien d’autres réaffirmées.
Notes
[1] ESSF (article 29521), Questions sur la crise égyptienne, http://www.europe-solidaire.org/spi…
[2] Pour ce qui est des courants juifs d’extrême droite, la référence sioniste – rattaché à l’Etat d’Israël – est peut-être plus fréquente que la référence religieuse fondamentaliste.
[3] Une discussion similaire est nécessaire sur l’ethnicisation forcée des conflits en Afrique et bien d’autres régions.
[4] La notion de « crime d’honneur » permet un rôle similaire : inspirer la terreur. Il ne suffit plus d’abattre les couples fautifs. « Elle s’appelait Nidhi. Elle a été lynchée puis brûlée. Elle avait 20 ans. Lui s’appelait Dharmendra. Il a eu les os brisés puis il a été décapité, sa tête jetée sur le pas de sa porte. Il avait 23 ans. », ESSF (article 29810), Inde : on achève bien les amants de l’Haryana. Rappelons que cette juridiction coutumière sur les « crimes d’honneur » n’est pas spécifiquement islamique, mais qu’elle a bien d’autres sources.
[5] Voir notamment Jean Batou, ESSF (article 27764), Mali : refuser la géopolitique du « moindre mal ». Les objectifs de Serval.
[6] Voir sur ESSF (article 29436), « First Look at Egypt’s Constitutional Declaration. Ma traduction de l’anglais.
[7] Pierre Beaudet, ESSF (article 29603), Le déclin de l’empire américain.
[8] Même remarque pour des mouvements qui laissent tomber les victimes des impérialismes au nom de la lutte contre le terrorisme islamique.
Cet article a été publié sut le site Europe Solidaire Sans Frontières