Les débats sur la situation sociale et politique continuent dans le mouvement syndical et au-delà. Cet article de Christophe Callewaert met en avant la polarisation croissante et ce qu’il y a d’inédit dans la configuration politique actuelle, avec un gouvernement 100% à droite et pro-patronal, qui jette à la poubelle les restes du « modèle belge de concertation » sociale, dépassé par la crise capitaliste aggravée depuis 2008. Un argument de plus pour convaincre les syndicalistes qu’il est inutile d’espérer un règlement « à l’amiable » avec ce gouvernement Michel-De Wever, mais qu’il est par contre bien urgent de mettre le paquet sur la résistance sociale tout en construisant les bases d’une alternative politique pour le monde du travail. LCR-Web
Septante ans après le pacte social entre les employeurs et les syndicats, les gouvernements De Wever ont mis fin au modèle de pacification belge. C’est une intervention qui change tout : la manière dont le gouvernement, les syndicats et les employeurs interagissent et aussi la nature de la protestation. Ce que nous avons vu jeudi n’était qu’un avant-goût.
Il y a septante ans, les employeurs et les syndicats ont signé un Projet d’accord de solidarité sociale. La Seconde Guerre mondiale n’était pas encore terminée, mais des politiciens, des patrons et des syndicats commençaient déjà à préparer la période d’après-guerre. L’accord du 24 avril 1944 est entré dans l’histoire sous le nom de pacte social.
Ce qui était le but de l’accord se trouve déjà dans les premières phrases :
« Certains industriels, d’une part, et certaines personnes des organisations ouvrières, d’autre part, ont consacré de très nombreuses réunions à l’étude approfondies des problèmes des travailleurs et aux relations qui doivent être établies entre employeurs et travailleurs pour limiter autant que possible les conflits du travail »
Limiter autant que possible les conflits du travail, donc. « Après plus d’un siècle de lutte ouvrière, le Pacte social exprime le désir de paix sociale », ainsi que le résument deux chercheurs et membres du Conseil Central de l’Economie.
Onde de choc
Le chaos des années 20 et 30 était encore frais dans les mémoires. Des contradictions insurmontables entre le travail et le capital avaient conduit à l’émergence de l’Union soviétique et de régimes fascistes.
La Belgique avait aussi eu sa part de conflits violents. En 1886 éclata un premier grand soulèvement à Liège. La révolte se répandit rapidement dans l’ensemble de la Wallonie. Pour notre pays, c’était la première fois que des travailleurs de l’industrie manifestaient si massivement et violemment contre leur sort.
Après une première grève, 6000 soldats furent envoyés dans la région et des dizaines de morts tombèrent dans les combats entre forces de l’ordre et travailleurs. L’éruption de violence fit courir une onde de choc à travers le pays et bientôt le gouvernement catholique vota certaines lois sociales, les premières du genre.
Mécanismes de protection
Dans la même période, le mouvement ouvrier continua à construire ses propres mécanismes de protection. Cela avait commencé par quelques groupes qui sous le mot d’ordre « Aidez-vous les uns et les autres » mettaient de l’argent dans un pot commun. Celui qui tombait malade ou en incapacité de travailler après un accident pouvait ainsi faire appel à cette caisse pendant un certain temps.
Lorsqu’après la Première Guerre mondiale le suffrage universel fut introduit et que les socialistes commencèrent à faire partie des gouvernements, vinrent des subventions pour les caisses de chômage. Mais c’était loin d’être suffisant pour donner un revenu décent à tous les chômeurs dans ces années de crise.
La vraie sécurité sociale viendrait seulement après la Seconde Guerre mondiale. Le pacte social constituait la base de la loi de décembre 1944 qui a introduit la sécurité sociale en Belgique. Ce fut le socialiste Achille Van Acker, alors ministre du Travail et de la Prévention sociale, qui appliqua la loi sans consulter le Parlement, parce qu’il craignait que certains politiciens contrecarrent les accords entre employeurs et syndicats .
Dans ce grand compromis, les mouvements des travailleurs donnèrent leurs caisses d’assistance à l’Etat, mais en échange, ils pouvaient participer à la gestion de la sécurité sociale. Les syndicats continuaient aussi à payer les allocations de chômage (ce qu’elles font moins cher que le gouvernement et elles subissent là une légère perte).
Collectif
En signant le pacte social, les syndicats et les organisations d’employeurs promettaient aussi formellement de se reconnaître mutuellement. Via la concertation sociale, ils voulaient augmenter ensemble le pouvoir d’achat des travailleurs :
« Les représentants des employeurs et des travailleurs chercheront donc en toutes circonstances les moyens de donner aux salaires le plus grand pouvoir d’achat possible. Pour l’estimation des bases salariales, les méthodes de collaboration paritaire seront appliquées ».
Cette dernière phrase est importante. Les négociations salariales ne se font pas au niveau individuel ou au niveau de l’entreprise, mais collectivement .
Acquis
Le pacte social n’a pas pu empêcher qu’au cours de l’hiver 1960-1961 on en vienne de nouveau à de violents affrontements entre des travailleurs grévistes et les forces de l’ordre, où plusieurs morts tombèrent. La cible des grèves était la Loi Unique du gouvernement de Gaston Eyskens, une série d’économies et une augmentation de la fiscalité indirecte.
Mais c’est juste dans la période après 1961 que la concertation sociale en Belgique a atteint un point culminant. Sept accords interprofessionnels ont été négociés entre 1960 et 1975. Les syndicats et les employeurs ont réalisé ainsi entre eux la généralisation de la semaine de 40 heures et le revenu minimum garanti pour tous.
Après 1975 sont venues les années de crise. Au lieu de conquérir de nouveaux droits, les syndicats devaient dorénavant se concentrer sur la défense des acquis. La concertation sociale était si profondément ancrée dans le système que ca s’est fait de la même manière que dans la période prospère d’après-guerre.
Les syndicats participaient au bricolage des réformes, avaient de l’influence via «leurs» ministres socialistes ou MOC et menaient des actions lorsque c’était nécessaire. Les actions servaient toujours à imposer la concertation ou à renforcer la position de négociation.
Effort
Le dernier grand exercice en concertation sociale s’est peut-être produit avec le Pacte des générations de 2005. Les chefs des syndicats pouvaient dire précisément au gouvernement quels détails devaient y être changés pour éviter de nouvelles actions.
Avec les gouvernements De Wever, nous arrivons sur un nouveau terrain. Pour la première fois depuis la fin de la Première Guerre mondiale, il n’y a pas de socialiste ou de MOC comme ministre du Travail et des Affaires Sociales. Le gouvernement du Premier ministre Michel choisit la confrontation en brisant une longue liste de tabous des syndicats et en ne demandant aucun effort aux fortunes et aux employeurs.
En outre – et ça contribue à créer encore plus d’agitation dans les milieux syndicaux – le gouvernement met les possibilités de concertation sociale entre parenthèses. Bart De Wever, le meneur dans l’ombre de ces deux gouvernements où la N-VA tient le sceptre, ne fait pas – pour l’exprimer en termes doux – bon ménage avec la concertation sociale. Et cette aversion pour le modèle de concertation belge se remarque à différents endroits dans l’accord gouvernemental.
Démolis
Normalement, les syndicats et les employeurs auraient dû s’enfermer de longues nuits durant pour conclure un nouvel accord interprofessionnel. Mais les sujets qu’ils auraient du examiner durant ces négociations (des formes déterminées de prépension et de l’espace pour des négociations salariales) ont été fixées unilatéralement par le gouvernement.
Les travailleurs reçoivent un saut d’index de 2,6 milliards d’euros à avaler et les salaires sont gelés certainement jusqu’en 2016. Des travailleurs plus âgés, épuisés ou démolis par le travail voient l’âge de la prépension reculer de deux à quatre ans.
Le gouvernement veut aussi, à terme, supprimer les barèmes et les remplacer par une rémunération basée sur la productivité ou les compétences. Le sens de la marche est clair. La négociation collective est remplacée par des accords individuels entre employeur et travailleur.
Il est important de prendre conscience du fait que ceci est une réforme structurelle du modèle Belge, qui a un impact sur toutes les composantes. Les syndicats doivent chercher un nouveau rôle. La protestation n’est dorénavant plus une soupape de sécurité et un moyen pour renforcer les négociateurs.
Polarisation
La pacification sociale des dernières septante années a su limiter le nombre de « conflits du travail ». Le nouveau modèle de confrontation mène inévitablement à plus de conflits.
A la manifestation du 6 novembre, nous avons reçu un petit avant-goût de ce nouveau modèle. Une grande polarisation dans la population, beaucoup de monde en rue qui ne peut absolument pas se retrouver dans la politique menée et le retour de la violence de rue.
Dans les mois prochains aussi nous nous rendons sur un terrain inconnu. Celui ou celle qui est déjà en état de choc à cause des images de ce jeudi [6 novembre] au soir, fera bien de se ceindre d’une ceinture de sécurité supplémentaire.
Christophe Callewaert
traduction Michèle Marteaux