Il paraît que notre société est dirigée par des élites, des gens qui sont, selon les dictionnaires, meilleurs que les autres, les plus remarquables d’un groupe, d’une communauté. Il y a une élite intellectuelle, une élite politique et une élite culturelle. C’est le gratin, la crème, la fine fleur, ceux qui sont hors du commun, les distingués, les éminents. En un mot : nos supérieurs en tout. « Dans une société, ceux qui ont des lumières, de l’aisance et de la conscience, ne sont qu’une petite élite » proclamait Hippolyte Taine, penseur libéral du 19e siècle. Le mot clef dans cette affirmation c’est l’aisance. Les élites ne sont pas des gens « au revenu modeste ». Quant à la conscience il faut se demander : la conscience de quoi ?
Si les élites dirigent la société en général et sa culture, il importe de savoir comment et par quoi les élites sont produites et qu’est-ce qui leur permet de nous diriger ? Car on n’est pas meilleur par naissance. Ou est-ce au contraire toujours le cas ?
La théorie des élites légitime et réconforte évidemment ceux qui se considèrent appartenir à l’élite. La question sociale, l’existence des classes sociales est ainsi évacuée. La démocratie (bourgeoise, parlementaire) est toute relative dans ce schéma : elle nous permet de choisir parmi les élites.
S’il est vrai que tout le monde n’est pas capable de faire n’importe quoi ou a envie de faire ceci plutôt que cela, et que la démocratie directe dans certains cas n’est pas toujours applicable. Mais tout cela ne devrait pas nous empêcher de contrôler collectivement ceux qui nous dirigent, quitte à les remplacer si nécessaire. Cela demande du temps libre, une éducation approfondie, donc une certaine aisance, pas celle du fric mais celle de l’autonomie individuelle. Résumons : une autre société, une révolution.
La classe politique appartient bel et bien aux élites. Il s’agit de l’ensemble des groupes qui exercent soit le pouvoir, soit une influence politique, comme l’explique T.B. Bottomore (Élites et Société, 1967). Au sein de cette « classe » il distingue un groupe plus restreint, l’élite politique, composé de ceux qui exercent en fait le pouvoir politique : membres du gouvernement, hauts fonctionnaires et chefs militaires directement issus de la bourgeoisie, sans oublier familles de sang noble et les chefs d’entreprises industrielles ou financières puissantes.
La classe politique est moins restreinte que l’élite politique. Elle est composée de tous ceux qui jouent le jeu de la démocratie parlementaire, et ne sont fondamentalement intéressés que dans une chose: être réélu. Cela leurs donne un pactole non négligeable, un certain statut social et un certain pouvoir pour donner des boulots à leur clientèle. Conservateurs, sociaux-libéraux, sociaux–démocrates et même certains à leur gauche, se retrouvent dans cette religion du crétinisme parlementaire mais rémunérateur. Vous n’avez qu’à regarder les débats dans l’hémisphère où ils se chamaillent sur des questions de moindre importance, puis se retrouvent fraternellement pour défendre « leur » république parlementaire ou « leur » royaume constitutionnel. C’est cette classe politique avec ses mensonges et promesses jamais tenues, que les électeurs rejettent de plus en plus.
Si l’État, selon la théorie marxiste, est l’instrument avec lequel la classe dominante conserve et reproduit le mode de production sur lequel elle repose (dans notre cas le capitalisme), ce même État reproduit le personnel pour le faire: c’est l’élite qui sort des grandes écoles ou universités de renom. Si nous nous prononçons pour l’abolition de l’État dans la société future en tant qu’institution de domination (puisqu’avec la disparition des classes sociales personne n’en aura besoin), nous pensons que les élites disparaitront avec lui. Bon débarras.
Pour finir avec un mot sur la culture. La culture de l’élite est avant tout celle avec laquelle elle se distingue du peuple. Cela se voit dans un certain style de vie. Cette culture de l’élite (mais pas nécessairement élitiste) n’est pas toujours de la haute culture, même s’il s’agit de haute-couture, et comme tous les produits de consommation, elle est liée à la mode. Je considère les produits artistiques de l’épouse de l’ex-président de la république Sarkozy (il s’agit bien de l’élite) comme très, mais très inférieurs, pour ne pas dire plus, à celle de Juliette. Du point de vue de la culture populaire il convient de distinguer la production industrielle pour le peuple et la production culturelle par le peuple lui-même. J’y reviendrai un jour.
Pour terminer je ne résiste pas à la tentation de citer G.K. Chesterton, l’écrivain catholique, conservateur et populiste, dans une de ses histoires où il met l’Abbé Brown en scène. « Vous parlez de ces gens de l’élite avec leur art supérieur et leur dramaturgie plus philosophique. Mais n’oubliez pas comment ces élites parfois se comportent! Ils n’ont dans la bouche que la Volonté de Pouvoir, le Droit de vivre et le Droit à l’Expérience. » Chesterton attaque une certaine philosophie née au début du 20e siècle dont les adeptes se considéraient au-dessus de toute loi morale. Ils célébraient l’individualisme totalitaire. Le propriétaire d’une multinationale ne peut que partager cette attitude par rapport au développement de sa propriété.
(Prochain article : Riche comme un Nabab)