Il y a beaucoup de grandes analyses et d’interprétations du monde et je ne vais pas essayer de rivaliser avec elles. Je veux seulement apporter quelques observations concrètes autour de la question comment changer le monde. Je n’ai pas de grande histoire à présenter mais quelques réflexions sur la résolution de la vieille contradiction entre emplois et environnement, dans le cas particulier de l’industrie automobile confrontée à la double crise économique et l’écologique.
Lors de l’attribution en 2007 du prix Nobel de la Paix au Groupe d’experts intergouvernemental sur les changements climatiques et à Al Gore, le changement climatique était un sujet qui occupait le devant de la scène u plan mondial. Mais en 2008 la faillite de la banque Lehman Broothers et la chute de la production d’automobiles firent disparaître la crise climatique des discussions générales et cela plus particulièrement parmi les travailleurs de l’automobile.
Dans le débat qui se développa alors autour de la crise de l’industrie automobile, deux positions se cristallisèrent :
Laissez la mourir ! Les tenants de cette thèse, en diminution rapide à l’époque, se retrouvaient parmi les derniers adeptes de la main invisible du marché et de la destruction créatrice.
« Soutenir l’industrie ! » Les défenseurs de cette option se trouvaient parmi les syndicats, les sociaux-démocrates, de nombreux gouvernements – et naturellement, l’industrie elle-même. Ils préconisaient des subventions de toutes sortes, les primes à la casse, et la quasi-nationalisation involontaire de GM et Chrysler. Avec bien sûr, les sacrifices pour nous qui travaillons dans l’industrie.
Bien sûr, la position « Laissez la mourir » notoirement défendu aux États-Unis par le candidat républicain à la présidence Mitt Romney – n’était pas pour nous une alternative dans l’industrie automobile. Elle aurait eu d’énormes implications sociales dans une économie où le chômage explosait, et notamment dans une ville dépendante de l’industrie automobile comme Göteborg. Cela aurait été aussi un énorme gaspillage social.
L’industrie automobile n’est pas seulement constituée de bâtiments, des robots et des lignes d’assemblage. C’est d’abord et avant tout une organisation humaine dont tous les membres constituent ensemble une machine industrielle intégrée et perfectionnée depuis près de 100 ans. Si on laissait mourir l’industrie automobile ce n’est pas seulement l’automobile qui disparaîtrait, mais toute une organisation industrielle. Le plus important pour nous, bien sûr, est qu’une telle destruction dissoudrait le collectif des travailleurs de l’automobile. Je reviendrai plus loin sur cet aspect.
Si les voitures étaient une nécessité sociale, je ne serais pas en soi contre la deuxième position appelant au soutien de l’industrie automobile. Les gouvernements soutiennent toutes sortes de choses comme l’éducation, la santé, la culture, etc. Le problème est que les voitures ne sont pas nécessaires. Au contraire, le système de transport actuel, fondé sur l’usage massif de l’automobile, est complètement insoutenable et constitue une menace.Les transports, et surtout le transport routier, représentent une part importante et croissante des émissions de CO2 qui atteignent des seuils extrêmement dangereux pour toute la planète. Le transport est également un secteur qui se développe plus vite que le reste de l’économie en raison de la mondialisation et des systèmes de production en juste-à-temps.
Les discours sur les voitures « vertes » utilisant des sources d’énergies renouvelables constituent une illusion. Je n’entrerai pas dans les détails ici. Vous pouvez les trouver dans mon livre édité en suédois et dans le chapitre « Voitures, crise, changement climatique et lutte de classe [1]
Fondamentalement, au niveau actuel de la consommation, il n’y a aucun moyen de remplacer les combustibles fossiles par des les biocarburants Et comme les deux tiers de l’énergie électrique proviennent de la combustion du charbon, du pétrole ou du gaz naturel, la voiture électrique est dans la plupart des cas, juste une voiture utilisant toujours de l’énergie fossile, seulement légèrement plus efficace.
Le système de transport doit changer de trois façons :
• Il doit passer du privé au public.
• Il doit passer de la route vers le rail.
• Il doit être considérablement réduit.
Bien sûr, cela a des implications énormes pour l’industrie automobile. Il n’est pas possible de produire 70 millions de voitures par an. Fondamentalement, c’est la fin de l’industrie que nous connaissons. Alors face au choix de voir disparaître les emplois de mes collègues et de moi-même, ou d’exiger des subventions qui ne feraient qu’accroître le désastre auquel conduit l’usage de l’automobile, je n’ai opté pour aucune de ces réponses alternative. Au lieu de cela, je plaide en faveur de la reconversion du complexe industriel de l’automobile un moyen de sauver comme à la fois des emplois et la planète.
La reconversion de l’industrie automobile est une perspective pratique
En premier lieu, pour se libérer de l’économie fossile, il ne suffit pas de le proclamer. Il sera nécessaire de remplacer les choses matérielles qui constituent la base de la société d’énergies fossiles, comme les moyens actuels de transport et de production d’énergie. Cela doit être fait rapidement et à grande échelle.
En second lieu, la reconversion de l’industrie de l’automobile est techniquement possible. L’industrie automobile est ce qui vient à l’esprit pour la plupart des gens quand on parle de « production de masse. » Les deux termes sont devenus presque synonymes. Les lignes d’assemblage ont été perfectionnées et c’est la production de masse qui a transformé la voiture d’un objet de luxe en principal moyen de transport dans les pays industrialisés.
Si la production de masse est la première caractéristique de base de l’industrie de l’automobile, sa capacité de changement en est la deuxième. Depuis que General Motors a concurrencé et dépassé Ford en utilisant un flux incessant de nouveaux modèles comme méthode pour mieux vendre ses voitures, le changement constant de produits et de fabrication a été une caractéristique de l’industrie.
Cela a rendue cette industrie extrêmement flexible. Ce n’est pas un hasard si l’industrie automobile a été la seule branche de l’industrie américaine à avoir été complètement reconvertie à l’effort de la Seconde Guerre mondiale. Quelques mois seulement après Pearl Harbor, les chaînes de montage de Detroit ont cessé de produire des voitures privées et ont commencé à produire tanks et avions.
Cette connaissance des mécanismes de la la production de masse et de la reconversion, imprègnent l’industrie automobile. Même au niveau le plus bas, où je travaille, il y a une connaissance profonde mais souvent tacite de l’art de la production de masse et des méthodes qui sont utilisées. Et non moins important, nous sommes habitués à changer.
En bref, l’industrie automobile n’est pas une mine de charbon. C’est un mécanisme souple de production que la société pourrait utiliser pour produire presque n’importe quel type d’équipement technique sur une grande échelle. Envoyez-nous les plans de choses socialement utiles et nous le ferons !
La politique du climat
Si ces deux raisons sont d’assez bonnes raisons pour ne pas laisser mourir l’industrie automobile, mais au contraire pour utiliser cette machine incroyable pour le meilleur de la société, il y a des raisons encore plus importantes qui rendent la reconversion de l’industrie automobile nécessaire.
La question climatique n’est pas une question technologique. Fondamentalement il s’agit de politique, de rapport de forces et de lutte de classes.
Malgré les rapports de plus en plus alarmantes du GIEC et le consensus scientifique établissant que nous devrions réduire drastiquement les émissions de CO2, la question climatique n’est pas résolue. Au contraire, alors que 192 gouvernements ont signé la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques il y a 22 ans, l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre qui menace l’existence de l’humanité a été depuis cette signature considérable.
La raison en est, bien sûr, que la raison n’est pas suffisante. Les intérêts liés à l’économie de combustibles fossiles sont tellement gigantesques que la seule solution pourtant possible, « ne plus extraire de pétrole » signifierait non seulement s’opposer à la logique fondamentale du système capitaliste, mais aussi une confrontation directe avec les plus puissantes sociétés du monde. Cela voudrait dire qu’elles ne pourraient plus accéder à leurs actifs sur lesquels elles construisent leur valeur, ce qui les rendrait sans valeur.
Alors que cela serait raisonnable du point de vue des intérêts de l’humanité, les grandes sociétés ne l’accepteront pas. Quand il s’agit de la question du climat, comme dans tant d’autres cas, la raison s’oppose à la puissance des intérêts des plus forts. Et dans une lutte entre raison et puissance, la puissance gagne 100 fois sur 100.
Pour avoir une chance de triompher, la raison doit être armée – armée du pouvoir social. Et je pense que la lutte des travailleurs de l’automobile pour l’emploi pourrait être une partie de cet « armement » du pouvoir social, à la condition de connecter cette bataille à la reconversion de l’industrie automobile.
Au lieu d’accepter la contradiction habituelle entre emploi et environnement, nous désignant comme des otages volontaires des entreprises qui nous asservissent, se battre pour nos emplois avec une stratégie de reconversion pourrait servir de point d’appui pour un large mouvement social en faveur de la reconversion de toute la société.
Il y a plusieurs arguments pour cette stratégie. Si nous voulons gagner sur nos revendications, nous devons garder notre collectif de travailleurs ensemble autant que nous pouvons. Les demandes traditionnelles d’emplois de substitution ou de formation ont tendance à déplacer les problèmes loin de l’atelier et en faire un enjeu individuel entre travailleurs, employeurs et gouvernement.
La reconversion d’une industrie existante ou d’une usine existante est un objectif pour lequel il est nécessaire de lutter, au travers nos syndicats et avec d’autres mouvements sociaux, tous ensemble pour une solution pour tous, C’est essentiel, à la fois pour être en mesure de gagner et de maintenir une dynamique de combat si nous faisons des progrès dans la lutte, condition pour ne pas laisser l’initiative aux administrations étatiques ou autres. .Pensez à Lucas ! [2]
Je ne pense pas que ce genre de processus soit possible sur un seul niveau local. Le complexe industriel automobile est trop grand. Et ce qui pourrait remplacer la production actuelle, comme les éoliennes ou du matériel l’équipement pour le trafic ferroviaire, aurait besoin de décisions et d’investissements à un niveau qui garantisse la possibilité et d’appropriation sociale de ces produits et équipements. Mais je pense qu’il est aussi nécessaire que la lutte ait des racines fortes au niveau de l’atelier, à la fois pour des raisons politiques et pratiques. Après tout, c’est nous qui faisons fonctionner les machines aujourd’hui. Qui serait mieux que nous en mesure de conduire et de superviser la reconversion ? [3]
Il est important de souligner que je ne pense pas que les travailleurs de l’automobile soient la conscience « climatique »du monde. Au printemps de 2008, alors que la crise commençait, j’ai participé à un débat à la radio nationale suédoise, avec, entre autres, la ministre de l’Entreprise et de l’énergie Maud Olofsson. Lorsque j’ai critiqué l’industrie automobile et ses produits et que j’ai parlé en faveur de la reconversion, le journaliste m’a demandé si je n’étais pas en train de couper la branche sur laquelle j’étais assis.
Nous ne sommes pas meilleurs ou plus enclins à faire des sacrifices pour le bien commun que les autres. Mais ce n’est pas la question et j’ai répondu au journaliste que c’est l’inverse : Si nous nous accrochons à la production présente et à agir comme un groupe de soutien pour les propriétaires de l’industrie (comme nos dirigeants syndicaux l’ont fait à l’époque), c’est effectivement couper la branche sur laquelle nous sommes assis. La position que je défends est à l’opposé de ce soutien. Avec une stratégie pour la reconversion, nous travailleurs de l’industrie automobile pouvons effectivement contribuer de façon cruciale à la résolution de la tâche la plus importante de notre temps – non pas par nous sacrifier, mais en luttant pour nos propres intérêts immédiats.
C’est à nous d’agir
Je vais finir avec deux choses auxquelles j’ai pensé au séminaire plus tôt ce matin. Un orateur a évoqué la notion de « déni socialement organisé » qui entoure la question du climat. Le problème est tellement immense que nous avons tendance à ne pas vouloir y penser, puisque nous ne saurions pas quoi faire au sujet de cette question prise dans sa totalité.
La reconversion de nos emplois pourrait être un moyen de mettre la question à l’intérieur de la réalité quotidienne, à portée de main pour les travailleurs, par opposition à la recherche de « leaders mondiaux » éloignés de nos préoccupations et conditions de vie et qui arrangeraient les choses pour nous à notre place. Et on sait en plus que ces leaders mondiaux n’agiront pas concrètement.
Un autre point qui a été mentionné est l’idée de « biens communs ». Je pense qu’il est raisonnable de soutenir que l’industrie automobile, comme toute grande organisation humaine, est une partie de notre bien commun. C’est une partie de la société née des capacité de production et qui doit être traitée comme un atout social.
Ce qui aujourd’hui est une opportunité de business pour patrons et dirigeants devrait être transformé en notre bien commun, n’étant plus au service du profit des propriétaires privés, et produisant des valeurs d’usage pour la société.
Les pouvoirs en place n’ont pas réussi à résoudre la question climatique. Ils n’ont ni la volonté ni la capacité de contester la domination du capital investi dans l’exploitation des énergies fossiles. L’accumulation du capital est à la fois force motrice de ce système économique et générateur du réchauffement climatique. Le changement doit venir en confrontation avec leur pouvoir, et en partant d’en bas.
Manifestations et rassemblements militants dans les rues sont utiles mais pas suffisantes. La lutte doit impliquer des millions et des millions de personnes dans la vie quotidienne. La bataille pour la reconversion doit transformer chaque lieu de travail comme un terrain de bataille contre le changement climatique.
Notes
[1] Les syndicats dans l’économie verte :. Travailler pour l’environnement, sous la direction de Nora et Rathzel David Uzzell, préface par Tim Jackson Routledge :. Earthscan 2013.
[3] Lire sur ESSF (article 18357), l’article de Lars Henriksson (août 2010, Le social et l’écologique : reconvertir l’industrie automobile en crise
* Paru en français sur Auto Critique
* Traduction en français JCV.
* Lars Henriksson est un ouvrier de Volvo à Goteborg en Suède. C’est un militant de la section suédoise de la IVe Internationale, le parti socialiste.
Source : ESSF