Moins de deux semaines après les élections, le PS a entamé des négociations pour la formation des gouvernements régionaux avec le CdH et le FDF (à Bruxelles). Cette décision marque un tournant à 180° par rapport aux discours d’Homme d’Etat que Di Rupo tient depuis 2010, sur la nécessité de consolider l’unité du pays. Elle déclenche en effet des réactions en cascade : la NVA et le CD&V ont entamé à leur tour des négociations pour former un gouvernement flamand de droite, sans le sp.a (ni l’Open VLD). Quant aux partis flamands dans la capitale, c’est peu dire qu’ils n’apprécient guère la participation au pouvoir du parti d’Olivier Maingain…
La mise à l’écart du MR dément tous les pronostics. Pourquoi ce tournant ? Parce qu’un repli tactique sur les bases régionales est nécessaire afin de stabiliser le PS… et de montrer qu’il reste indispensable au système belge de collaboration de classe. En d’autres termes : le tournant n’a rien à voir avec la défense des travailleurs, et tout à voir avec les intérêts de la nomenklatura social-démocrate.
Le PS a limité la casse le 25 mai par des promesses telles que la révision des mesures contre les chômeur-euse-s et des intérêts notionnels. Il doit se garder sur sa gauche. Comme les résultats électoraux donnent la main à la NVA pour tenter un gouvernement de choc, et qu’il n’est pas sûr que ce projet n’aboutira pas, Di Rupo occupe le terrain régional, met Reynders (et Lutgen) au défi de s’unir à Bart De Wever et attend la suite… en espérant qu’on fera appel à lui.
Plan A et Plan B
En effet, deux possibilités restent ouvertes : soit De Wever échoue et on prend le PS pour reformer la coalition sortante au niveau fédéral – c’est le plan A; soit De Wever réussit et le PS, de Namur, prendra une posture régionaliste pour dénoncer verbalement les attaques contre les pensions, l’index et les allocations sociales (des matières fédérales). En disant : « C’est la faute aux Flamands, à la droite et au PTB-GO !». Et en attendant que les électeurs lui permettent de retourner aux affaires. C’est le plan B.
Dans le plan A, le spectre de De Wever premier ministre aidera après quelques semaines à faire oublier les promesses électorales de la social-démocratie. Di Rupo pourra se présenter en sauveur et rafraîchir son refrain « sans nous ce serait pire » – ce sera bien utile avant d’approfondir l’austérité… Dans le plan B, le PS tentera de récupérer une partie de son électorat en faisant comme s’il était opposé au néolibéralisme (alors qu’il sera en train de l’appliquer – mais à un autre niveau : les transferts de compétences de la 6e réforme de l’Etat impliquent 760 millions d’Euros d’austérité) ! Dans les deux cas, A et B, on aura des coalitions asymétriques, sources d’instabilité. C’est pour ainsi dire le prix que la classe dominante devra payer pour continuer à bénéficier des services d’un PS affaibli dans le contexte d’une instabilité politique croissante…
Impasse de l’aiguillon
Ce cynisme de la social-démocratie repose la question du rôle du mouvement syndical dans la lutte pour une alternative.
Thierry Bodson a commenté les accords PS-CdH(-FDF) en disant que «le PS doit aussi monter au fédéral », sans quoi ce serait « une catastrophe pour les travailleurs ». Cette déclaration du Secrétaire général de l’Interrégionale wallonne de la FGTB est dans la droite ligne de son soutien à la pseudo réforme des mesures contre les chômeurs, avant les élections. Elle plaît certainement à Elio Di Rupo, dont elle renforce le plan A (tout en convenant bien au régionalisme du plan B). Mais les militant-e-s, à la base, sont en droit de demander où reste l’alternative au capitalisme qui « nuit gravement à la santé »… La « catastrophe » n’est-elle pas en marche depuis vingt-cinq ans, malgré la présence du PS au fédéral ? Serait-ce autre chose que l’austérité que le PS applique à la Région ?
La prise de position de Thierry Bodson illustre l’impasse de la stratégie syndicale traditionnelle, celle de « l’aiguillon » sur les « amis politiques ». Pour rappel, cette stratégie vise à obtenir des améliorations sociales dans le cadre des coalitions gouvernementales avec la droite, du système de concertation et de la plomberie institutionnelle pseudo-fédérale. Elle est dans l’impasse pour la simple raison qu’il n’est plus possible, dans ce cadre, d’obtenir autre chose que des reculs sociaux.
L’alternative de la FGTB de Charleroi
La FGTB de Charleroi-Sud Hainaut a dressé le constat de cette situation dans sa brochure «Huit questions sur l’indépendance syndicale et la politique». Elle a proposé une alternative: le mouvement syndical doit élaborer son propre programme de revendications, en fonction des intérêts de la base, et contribuer, par la lutte et la mobilisation des travailleur-euse-s, à l’émergence d’une force anticapitaliste, à gauche du PS et d’ECOLO. C’est le seul moyen de générer un changement politique conforme aux besoins du monde du travail.
Le PS redoute cette stratégie, car elle menace le « rôle dirigeant du parti ». Ce que Di Rupo est en train de faire avec ses plans A et B n’est pas tout à fait étranger à cette crainte, en particulier en Wallonie. En effet, en formant son gouvernement régional avec le CdH, le PS dit en substance à la FGTB wallonne : « Travaillons ensemble à développer la Wallonie, gérons ensemble les transferts de compétences ». Ce discours trouve un écho dans le syndicat, où certains responsables défendent un cours régionaliste qui reste dans le cadre de l’aiguillon. Ce n’est pas ainsi qu’on arrêtera les trains d’austérité du gouvernement fédéral.
L’austérité dans tous les cas
Or, une nouvelle et vaste offensive anti-sociale est en préparation. Le FMI demande 13 milliards d’économies sur la prochaine législature, « pour être à même de payer les pensions, dans le cadre du vieillissement ». Le Traité budgétaire européen interdit toute alternative à l’austérité. Au nom de la Banque Nationale, Luc Coene demande de raboter les retraites, notamment celles du secteur public : cela incitera les gens à travailler plus longtemps, dit-il, et permettra de faire pression sur les salaires en augmentant l’offre de main-d’oeuvre sur le marché de l’emploi. Coene évoque aussi une autre piste : réduire les allocations de chômage et les subventions…
Quel qu’il soit, le prochain gouvernement tentera de forcer les syndicats à choisir entre la peste et le choléra (pour lui filer les deux en fin de compte). Di Rupo ne sait pas s’il pourra réaliser son plan A mais il reste prêt à assumer le sale boulot. C’est pourquoi le PS se tait sur les attaques qui se préparent. C’est pourquoi aussi on peut en être sûr que, dans le plan B, face à une coalition NVA-CD&V-MR – CdH, le PS se contentera d’observer la réaction syndicale depuis le balcon de l’Elysette. Dans les deux cas de figure, les syndicats seront perdants.
FGTB et CSC, Flandre et Walllonie
Il ne s’agit pas seulement de la FGTB, et pas seulement de la Belgique francophone. Dans sa brochure, la FGTB carolo attirait l’attention sur le fait que le syndicat socialiste n’est pas le seul à être confronté à l’impasse stratégique de l’aiguillon. C’est ainsi qu’elle a pu nouer un dialogue et une collaboration avec la CNE. Aujourd’hui, la situation montre on ne peut plus clairement que la CSC tout entière est concernée. En Wallonie mais aussi, et surtout, en Flandre.
La représentation politique de la CSC est censée se faire par le biais du Mouvement Ouvrier Chrétien. En Belgique francophone, le MOC applique la stratégie de l’aiguillon à travers ses contacts tripartites avec le PS, le CdH et Ecolo. En Flandre, l’ACW (MOC flamand) l’applique au sein du CD&V, via certains parlementaires.
C’est peu dire que cette variante chrétienne de l’aiguillon est aussi caduque que la variante socialiste ! On s’en apercevra tout particulièrement si les « amis politiques » de l’ACW décident de participer à un gouvernement avec la NVA. Car l’objectif de la NVA est celui du VOKA (les patrons flamands) : mettre le mouvement syndical complètement hors-jeu…
C’est pourquoi des voix s’élèvent au sein du monde ouvrier chrétien. Le MOC francophone s’est prononcé contre la participation à un gouvernement avec la NVA. Plus important sans doute: le secrétaire général de la LBC, Ferre Wyckmans, s’oppose à une coalition CD&V-NVA. Equivalent flamand de la CNE, mais totalement indépendante de celle-ci, la LBC est la plus importante centrale de la CSC.
Faire émerger un « Plan AA »
Il est clair que Di Rupo compte utiliser ces prises de position du MOC et de l’ACW à l’appui de son plan A. Mais les syndicalistes chrétiens peuvent comprendre que le « moindre mal » est un leurre. Les plans de Di Rupo ne leur donnent aucune garantie. La stratégie du VOKA pour mettre les syndicats hors-jeu ? Le gouvernement papillon a bien commencé à la mettre en œuvre entre 2011 et 2014! Le « moindre mal » n’a fait qu’aggraver le danger d’un mal plus grand encore, et il n’y a pas de raison que ça change.
L’alternative prônée par la FGTB de Charleroi est plus urgente que jamais. Un premier pas a été franchi avec le succès des listes PTB-GO !, mais ce n’est qu’un début, un porte-voix dans l’arène des assemblées élues. Un levier. Pour aller plus loin en utilisant ce levier, les syndicalistes de combat portent une responsabilité particulière : face aux plans A et B de la social-démocratie, leur rôle est décisif pour faire émerger un plan AA (comme « Alternative Anticapitaliste »). La question « comment élargir la brèche politique ouverte le 25 mai ? » se ramène en fin de compte à cette autre : « comment élargir la gauche syndicale? » A chacun-e de prendre ses responsabilités !
photomontage: Little Shiva