Trois caractéristiques ont marqué la naissance à la fin du 19e siècle du mouvement ouvrier flamand : une industrialisation tardive (Gand et Anvers excepté), l’influence du mouvement pour l’émancipation culturelle de la Flandre et, last but not least, un anticléricalisme libéral et bourgeois partagé par la social-démocratie face à la force idéologique et organisationnelle de l’Église. L’industrialisation du nord du pays à partir des années 1960 liée à son déclin en Wallonie et suivie par une fédéralisation poussée a changé la donne, mais les résidus du passé n’ont pas disparu pour autant.
Un bloc culturel chrétien
Les travailleurs flamands partagent avec ceux de Wallonie un même esprit de combat. C’est sur le plan politique que se situe la différence. Le syndicalisme social-démocrate est depuis sa naissance fondamentalement réformiste, lié organiquement à un parti qui avait confiance uniquement dans les victoires électorales. Les syndicats chrétiens, nés à partir de 1891 suite à l’encyclique Rerum Novarum comme un mouvement ouvertement antisocialiste, s’étaient inspirés de la structure de la social-démocratie allemande. La vie entière de ses adhérents, de leur naissance à leur mort, était organisée sous l’œil vigilant de l’Église: ses institutions formaient un bloc culturel, adossé d’abord au Parti catholique réactionnaire, et après 1945 à la nouvelle démocratie chrétienne. Celle-ci comprenait les trois «états sociaux» [standen]: entrepreneurs, classes moyennes et travailleurs. Dans ce système les représentants du MOC [Mouvement ouvrier chrétien] avaient droit à des portefeuilles ministériels et c’est là-dessus que comptaient les dirigeants syndicaux pour répondre aux intérêts de leurs adhérents. «L’action commune» socialiste ne pouvait se comparer à ce bloc culturel chrétien, mais dans les deux cas le réformisme «électoral» surdéterminait la lutte des travailleurs.
Le bloc culturel chrétien a été intimement lié, à travers le bas clergé, au mouvement flamand. Là où la social-démocratie ouvriériste mettait l’accent sur le «bifteck», renvoyant la question culturelle à des lendemains radieux, l’Église a été plus intelligente. Mais c’est surtout l’attitude pour le moins ambiguë de la social-démocratie concernant la législation linguistique qui a jeté le mouvement flamand dans les bras de la droite. Ainsi quand le POB a donné à ses parlementaires la liberté de voter selon leur bonne volonté sur cette question. Ajoutons que les Wallons (droite et gauche) ont rejeté la proposition flamande du bilinguisme sur tout le territoire, mais l’exigeaient en Flandre. C’est à partir de ce moment que le mouvement flamand s’est replié sur lui-même et resta méfiant envers l’unitarisme belge. Et dans l’esprit de beaucoup de gens, cette vieille rancune anti-francophone continue à entretenir le populisme nationaliste flamand. Autre faute capitale de la social-démocratie: son attitude anticléricale primitive qui la mena à s’allier au parti libéral plutôt que de chercher des alliances avec les travailleurs chrétiens pour défendre leurs intérêts de classe.
Le réformisme
Le mouvement ouvrier belge est fondamentalement réformiste. Cela signifie que les forces sociales et les organisations sur lesquelles le mouvement repose obéissent à des méthodes politiques (et à des théories qui les justifient) qui préconisent la lutte électorale pour transformer la législation dans l’intérêt des travailleurs. D’où cette croyance dans l’harmonisation des rapports entre les «partenaires sociaux» dans le cadre de l’État qui serait un instrument socialement neutre, et non pas au service des relations de production capitalistes.
La social-démocratie donnait dès ses débuts, la priorité à la lutte pour le suffrage universel, accompagné d’un vaste mouvement coopératif pour atténuer la misère ouvrière. Cela a marqué profondément la mentalité ouvrière: on sait se battre mais l’abolition de l’État bourgeois n’est pas envisagée.
Le mouvement ouvrier chrétien a suivi un autre chemin pour aboutir au réformisme, et c’est en cela qu’il s’est différencié du mouvement ouvrier socialiste. Si l’idéologie chrétienne traditionnelle et ses dogmes sont aujourd’hui en retrait, les liens entre le MOC flamand et les institutions chrétiennes sont solides (enseignement, soins de santé, Louvain). Ces institutions partagent des attitudes chrétiennes comme les «œuvres de miséricordes» («visiter les malades», «héberger les réfugiés», etc.). On y est moins sec que chez les socialistes, bien que parfois non exempt d’hypocrisie. Pour résumer: si le MOC véhicule une idéologie plus ou moins structurée d’origine chrétienne, le mouvement socialiste flamand n’est plus qu’une machine électorale et clientéliste défendant même jusqu’à un certain point le néolibéralisme.
Les temps changent
Syndicalisme jaune à son origine, le syndicalisme chrétien s’est transformé, par la logique des choses, en syndicalisme réformiste, tout comme la FGTB. Si les mouvements ouvriers chrétien et socialiste sont toujours liés à «leurs» partis respectifs, on constate qu’ici et là, bien que timidement, sous la poussée de l’attaque néolibérale à laquelle ces partis participent, ces liens commencent à être remis en question. Notons que le parti social-chrétien n’est plus majoritaire en Flandre. A partir de 1970 des voix s’élevèrent pour critiquer le rôle «pastoral» du syndicalisme chrétien, surtout parmi la JOC et la KWB (Ligue des Travailleurs catholiques). Le 4 mars 1978, le MOC ratifiait un document qui prenait position contre le capitalisme, reconnaissait la lutte de classe, prenant un cours anticapitaliste et souhaitait une société dans laquelle l’économie devait servir la communauté et non pas le profit, basée sur l’autogestion et une démocratie partant de la base.
Un fédéralisme néfaste
A partir de 1970 la crise économique s’annonçait, accompagnée d’une attaque néolibérale de plus en plus dure. Cette crise a fortifié les exigences fédéralistes flamandes: la séparation ne pouvait que profiter à la Flandre. En 1992 l’Accord de la Saint-Michel transformait la Belgique en un État fédéral. Toujours selon le schéma réformiste, la neutralité supposée de l’État belge fut cette fois-ci remplacée par la neutralité non moins illusoire des communautés. Cette attitude ne pouvait que renforcer le populisme des partis nationalistes flamands.
Depuis la grève générale de l’hiver 1960-61, la discorde s’était installée dans la FGTB. L’appel de l’épiscopat qui se fit surtout sentir en Flandre, suscitait l’idée qu’une reconversion industrielle du sud du pays n’était possible que dans une Wallonie fédéralisée. Déjà en 1995, une aile flamande s’était constituée à l’intérieur de la FGTB. Il semblait de plus en plus difficile dans l’État fédéral de concilier les politiques syndicales appliquées en Flandre et en Wallonie. La FGTB wallonne se méfiait de toute «réforme» qui pouvait mener à des conventions collectives par communauté ou à une scission de la sécurité sociale. Suite à la manifestation de l’interrégionale wallonne en mars 2004 contre la politique de l’emploi du gouvernement fédéral, la secrétaire Mia De Vits (flamande et appartenant à la mouvance Frank Vandenbroucke) quitta la FGTB, révélant une crise qui touchait l’organisation syndicale de plein fouet. Les scissions communautaires s’annonçaient. C’est ce qui arriva début 2006 dans un bastion syndical historique, celui des métallos.
La politique des gouvernements auxquels participaient la démocratie chrétienne flamande (CVP, puis le CD&V) obligea le MOC à chercher d’autres «amis politiques privilégiés». Il constatait que ses adhérents votaient pour d’autres partis que ceux recommandés par son hebdomadaire, notamment pour Agalev, un peu moins pour le SP.A, mais aussi pour le Vlaams Belang et la N-VA. Au congrès du MOC flamand en 2004, le partenariat privilégié avec le CD&V ne fut pas aboli, mais on stipulait que des alliances avec des politiciens d’autres partis, favorables au programme du MOC, étaient possible. Notons quand même la grande méfiance du MOC envers la N-VA et sa politique néolibérale.
Article publié dans La Gauche #78, juillet-août 2016.
Ernest Mandel et la Belgique
En 1964, suite à la grève de l’hiver 1960-61, Ernest Mandel publiait dans La Gauche une série d’articles intitulée «La Belgique entre néo-capitalisme et socialisme»*. Il nous paraît intéressant de renvoyer le lecteur vers cette lecture dans le contexte actuel.
Après un survol historique du développement socio-économique de la Belgique, l’auteur développe sa vision sur la question nationale au lendemain de la grève. Son point de départ est le développement inégal des deux régions et le déclin industriel de la Wallonie. Il relie la revendication fédéraliste à des réformes de structures anticapitalistes, réalisées par la lutte. Il s’agissait de réformes ouvrant le chemin vers le socialisme dans le sens du «programme de transition».
Aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, les structures et les institutions de la Belgique ont bien changé. Il y a bien eu le fédéralisme, mais pas de réformes de structures anticapitalistes. L’approche méthodologique de Mandel pour analyser la problématique Belge et pour proposer une solution anticapitaliste reste cependant valable.
* Ernest Mandel, «La Belgique entre néo-capitalisme et socialisme», La Gauche n°21, 22 et 23, mai-juin 1964. Disponible en ligne sur www.ernestmandel.org/new/ecrits/article/la-belgique-entre-neo-capitalisme