Il y a beaucoup de confusion sur le contenu réel de la Troisième réforme de l’imposition des entreprises (RIE 3). Fondamentalement, il s’agit de réduire très fortement la taxation des bénéfices de toutes les sociétés, ce qui profiterait surtout aux plus grandes et aux plus profitables d’entre elles, aux dépens des caisses de la Confédération, des cantons et des communes, soit de l’ensemble des collectivités publiques.
Tour de passe-passe
La droite et les milieux patronaux veulent favoriser l’accumulation du capital en réduisant à presque rien la part des profits affectée à des tâches d’utilité publique par le biais de l’impôt. Pour autant, la plupart des PME n’en tireraient que très peu d’avantages. Et ce serait aux salarié·e·s, aux jeunes en formation, aux retraité·e·s d’en payer la facture au prix fort, puisque le financement solidaire des services publics et des assurances sociales en pâtirait lourdement.
Officiellement, la RIE 3 a été conçue pour répondre aux pressions de l’Union européenne (UE) et de l’OCDE, qui exigent que la Suisse abandonne les statuts fiscaux préférentiels des holdings, sociétés mixtes et sociétés de domicile. Ces entreprises sont des multinationales d’un type particulier, qui développent leurs activités exclusivement (ou presque) à l’étranger. Elles disposent d’un siège en Suisse, qui s’occupe de négoce international, de financement intragroupe, de valorisation de licences, de gestion de participations, de contrôles différents, etc. Leur localisation tient compte de divers paramètres: fiscalité, infrastructures, services juridiques et financiers, qualification de la main d’œuvre, règles de droit, climat politique, secret des affaires…
Avec la suppression de leur statut fiscal privilégié, le taux d’imposition de ces sociétés devrait légèrement augmenter, ce qui reste à vérifier. A Genève, par exemple, où leur présence est importante, l’Administration des finances estime qu’elles devraient payer 200 millions de plus d’impôts. En revanche, pour maintenir (et accroître) l’attractivité fiscale de la Suisse, la RIE 3 prévoit en même temps de réduire massivement le taux d’imposition de l’ensemble des autres entreprises. Pour reprendre l’exemple genevois, ces dernières payeraient 800 millions d’impôts en moins. Et ces chiffres font largement l’impasse sur l’impact supplémentaire à moyen terme d’une série de nouvelles déductions, introduites en sus de la baisse des taux, dont bénéficieraient aussi les holdings (cf. encadré).
Caterpillage genevois
Un exemple d’actualité permet de comprendre comment cet arnaque fonctionne. En 2001 Caterpillar-Belgique a signé un contrat avec le siège international de la multinationale en Suisse. Charleroi n’est dès lors plus qu’un prestataire de services qui assemble les engins. Genève détient les brevets, les stocks et les encours de production ; elle décide aussi du volume des commandes et gère les ventes. Pour Thierry Afschrift, professeur de droit fiscal à l’ULB, les salarié·e·s de Charleroi ont le même statut que les couturières du Bangladesh ou les petites mains de Zara (Le Soir, 9 sept.).
En 2012, Caterpillar employait 125 000 personnes dans 300 usines aux quatre coins du monde. Mais sur le plan fiscal, elle était suisse. Par le jeu des prix de transfert qui consistent à «sur» ou à «sous» facturer les prestations entre filiales, CAT Inc. a en effet réussi à rapatrier près de 85 % de ses bénéfices dans son siège genevois, qui ne produit pourtant rien. Pourquoi cela? La réponse est simple: «Alors qu’aux Etats-Unis, comme en Belgique, le taux nominal d’impôts sur les bénéfices des sociétés approche les 35 %, Caterpillar a négocié dès 1999 avec le gouvernement genevois, pour obtenir un taux au rabais allant de 4 à 6 %. Selon le rapport des sénateurs américains, cette pratique d’‹ optimisation fiscale › a coûté près de 2,4 milliards de dollars (approximativement 1,7 milliard d’euros) au trésor américain entre 2000 et 2012» (mirador-multinationales.be). Ces milliards détournés du fisc ont permis de verser des dividendes royaux ; ils ne peuvent être mobilisés pour sauver des emplois…
Savoir dire non
Personne ne peut s’aventurer à prévoir le manque à gagner global pour les caisses publiques qui résulterait de la RIE 3 en Suisse. Dans l’immédiat, du seul fait de la baisse des taux d’imposition, la Confédération devrait y perdre au moins 1,3 milliard ; les cantons, au moins 2,1 milliards, en extrapolant les chiffres avancés par Genève, Vaud et Zurich. Enfin, l’ensemble des communes, 1,3 milliard, selon une évaluation de l’Union des villes suisses. D’où un total cumulé de 4,7 milliards au minimum… qui ne tient pas compte de l’impact croissant des déductions supplémentaires admises (voir encadré), régulées en partie par les cantons, dont les freins seront desserrés à mesure que le dumping fiscal se durcira.
En dépit de ces éléments, les partis socialistes cantonaux ont mordu très tôt à l’hameçon, préparant ainsi le terrain à l’une des réformes suisses les plus antisociales depuis la Seconde guerre mondiale. Après le magistrat socialiste neuchâtelois Jean Studer, poisson-pilote de la baisse de l’imposition des entreprises, porté pour cela, depuis 2012, à la tête du Conseil de la Banque Nationale Suisse (BNS), le socialiste vaudois Pierre-Yves Maillard a joué sa réputation d’« homme de gauche » en faisant plébisciter l’avant-projet cantonal de la RIE 3, tandis que la ministre socialiste bâloise des Finances, Eva Herzog, et la majorité socialiste-verte de ce canton, soutiennent un programme de dumping fiscal brutal.
Pour une politique de gauche indépendante
Certes la direction du Parti socialiste a décidé in extremis de lancer un référendum contre cette disposition fédérale, non pas en raison de la baisse des taux, mais à cause des nouvelles déductions autorisées (voir encadré). Le mouvement solidaritéS a annoncé dès le départ sa volonté de lancer et de faire aboutir un tel référendum, qui a récolté les 50 000 signatures requises, si bien que les électurs·trices helvétiques seront appelés à se prononce à ce sujet en février prochain.
Le front référendaire aura cependant été bien mal servi par ce double discours du PS, qui prépare cette réforme au niveau cantonal, tout en la refusant au niveau fédéral, et il faut espérer que les militant·e·s de ce parti en tireront les conséquences… Dans l’immédiat, la gauche combative doit s’atteler à la mobilisation pour obtenir le meilleur résultat dans les urnes et développer la résistance dans les cantons et les communes, en combattant les plans d’austérité en cours. Cette bataille doit être aussi l’occasion de lutter pour reconstruire une politique de gauche indépendante, qui défende les intérêts des travailleurs·euses et de l’écrasante majorité des habitant·e·s de ce pays contre ceux des milieux dominants.
LA RIE 3 ADOPTÉE PAR LE PAELEMENT LE 17 JUIN 2016
- Suppression des statuts cantonaux spéciaux: les holdings, sociétés mixtes et sociétés de domicile devraient être taxées au même niveau que les autres entreprises après une période transitoire de 5 ans.
- Réduction du taux d’imposition des bénéfices dans les cantons (plus grande part de ces prélèvements) : l’ensemble des sociétés verraient ainsi leurs taux baisser massivement. En comptant la part fédérale, ils ne seraient plus au total que de 13% à Bâle, de 13,5% à Genève, ou 13,9% dans le canton de Vaud…
- Déduction autorisée des «intérêts notionnels» (NID) : il s’agit des intérêts théoriques que ces entreprises toucheraient si elles plaçaient leurs fonds propres sur les marchés des capitaux.
- Exonération partielle ou totale des réserves latentes: celle-ci bénéficierait aux entreprises qui changent de statut ou qui viennent s’établir en Suisse.
- Déduction des bénéfices provenant de brevets et droits comparables (Patent Box): ces bénéfices pourraient être exonérés jusqu’à 90 %, également au plan cantonal.
- Super-déduction sur les dépenses de recherche et développement: appliquée par les cantons, elle pourrait atteindre 150% de ces dépenses effectuées en Suisse.
- Fixation d’un seuil minimum de 20% des bénéfices imposés: les cantons pourraient relever ce seuil s’ils le souhaitent, mais gare à la concurrence fiscale intercantonale !
- Augmentation de la part cantonale de l’IFD de 17 à 21,2%: elle représenterait un transfert de 1,1 milliard de la Confédération aux cantons pour compenser une partie de leurs pertes.
- Report de l’abolition du droit de timbre d’émission et de l’introduction d’une taxe au tonnage: ils seraient introduits ultérieurement par d’autres lois.
Abandon du projet d’engager des inspecteurs fiscaux supplémentaires.