Les élections générales du 7 mai ont donc vu la victoire surprise du parti Tory (conservateur) du premier ministre sortant, David Cameron. Ayant obtenu la majorité absolue des sièges (331 sur 650) à la Chambre des députés, la droite britannique, auparavant en coalition avec la formation centriste des Libéraux-Démocrates, peut désormais gouverner seule. Mais à y regarder de plus près, son succès est loin d’être aussi éclatant qu’il ne semble.
Avec 36,9 % (11,3 millions), le pourcentage des voix obtenues par les Tories n’augmente en effet que de 0,8 % par rapport à l’élection précédente de 2010. Deux éléments, amplifiés par le mode de scrutin très particulier du « First past the post »1, expliquent en fait leur victoire : l’effondrement de leur ancien allié au gouvernement, le Parti libéral-démocrate, et l’incapacité du Labour Party (travailliste) à mobiliser suffisamment l’électorat ouvrier et populaire.
Pro-européens, se revendiquant d’un libéralisme tempéré d’un peu de social, les Libéraux-Démocrates n’ont fait pendant cinq ans que servir de force d’appoint à des conservateurs ultralibéraux et de plus en plus eurosceptiques. C’est en toute logique qu’ils ont été massivement sanctionnés : de 23 % des voix et 57 sièges en 2010, à 7,9 % et 8 sièges aujourd’hui. La quasi-totalité des gains de sièges des Conservateurs s’est faite au détriment des Libéraux-Démocrates. Une partie de l’ancien électorat « lib-dem » a donc préféré l’original à la copie, et les Tories ont gagné un peu plus de ce côté-là que ce qu’ils ont perdu sur leur droite au profit de UKIP (Parti de l’indépendance du Royaume-Uni). Ils ont ainsi été plébiscités par l’Angleterre réactionnaire des quartiers bourgeois et petit-bourgeois, des campagnes et du Sud.
Il est significatif que le Labour, malgré sa déroute en Ecosse (voir plus loin), ait dans ces élections progressé davantage que les conservateurs : 30,4 % des voix, soit + 1,5 % par rapport à 2010, et un gain de 15 sièges en Angleterre. Mais ils partaient de leur niveau historiquement bas des élections de 2010, qui venaient après les treize années de gouvernements libéraux-sociaux du New Labour de Tony Blair puis de Gordon Brown. Malgré un langage un peu plus à gauche, la direction d’Ed Miliband n’a pas réussi à faire illusion auprès des secteurs de la population qui votaient traditionnellement travailliste et aujourd’hui ne votent plus. Le Labour a lui aussi gagné en Angleterre sur les Libéraux-Démocrates, mais a dans le même temps perdu une partie de son électorat le plus populaire au profit de UKIP (un peu comme ce que l’on observe en France avec une partie du vote FN).
L’abstention ouvrière et populaire est en outre restée forte, contrastant avec la mobilisation des secteurs les plus ancrés à droite. C’est elle fondamentalement qui explique le faible taux de participation (66 % dans tout le Royaume-Uni), auquel s’ajoute le phénomène de la non inscription sur les listes électorales d’un très grand nombre de jeunes, estimé à plus d’un million dans la seule Angleterre. Dans tout le Royaume-Uni, seule l’Ecosse échappe à cette tendance, avec un taux de participation de 71 %.
Le bipartisme attaqué
Comme dans d’autres pays, ces élections ont été marquées par un affaiblissement du bipartisme. Même si le mode scrutin ne lui a permis d’obtenir qu’un seul député, la droite extrême, raciste et europhobe de UKIP a rassemblé près de 4 millions de voix (12,6 % des votants), une progression (+ 9,5 %) aussi significative qu’inquiétante. Plus positivement, les Verts, qui sont sensiblement plus à gauche que leurs homologues en France et en Europe, ont eux aussi réalisé une percée en réunissant plus d’un million de voix (3,8 %, contre 0,9 % en 2010) ; mais ils ne sont parvenus qu’à faire réélire leur députée sortante, Caroline Lucas, à Brighton.
Reste à dire un mot des 135 candidats de la TUSC (Coalition syndicale et socialiste) animée par les deux principales organisations de l’extrême gauche trotskyste, Socialist Party et Socialist Workers Party, ainsi que par le syndicat des transports RMT, qui revendique plus de 80 000 adhérents. A deux ou trois exceptions près, ils n’ont obtenu que des scores confidentiels, de quelques dixièmes de pourcents
(36 240 voix au total). Les quelques candidatures « ciblées » présentées par le regroupement antilibéral Left Unity ou, en Ecosse, par le SSP (Scottish Socialist Party), se sont situées dans les mêmes eaux très basses. Signalons toutefois que les résultats de la TUSC ont été meilleurs, en général de deux à quatre fois, aux élections locales qui se tenaient simultanément.
Un Royaume de plus en plus désuni
Dans son texte de bilan post-élections, le groupe Socialist Resistance (qui soutenait les candidats de Left Unity, en Ecosse du SSP et au Pays de Galles du parti nationaliste antilibéral Plaid Cymru – et sinon appelait à voter Labour) a fait une remarque d’une grande importance : « par-dessus tout, le Royaume-Uni devient électoralement de plus en plus fragmenté. Il y a eu en réalité quatre élections différentes – l’Ecosse, le Pays de Galles, l’Angleterre et le Nord de l’Irlande. Le Labour a gagné avec une avance de près de
10 % au Pays de Galles [sur le second parti, en l’occurrence les Conservateurs, NdlR], les Tories ont gagné de près de 10 % en Angleterre et ont ainsi obtenu une majorité des sièges, le SNP a triomphé en Ecosse et le Nord de l’Irlande a des dynamiques particulières qui lui sont propres. »
Effectivement, le Royaume-Uni apparaît de plus en plus désuni. 319 des 331 élus conservateurs l’ont été (avec 41 % des voix) dans la seule Angleterre, dont les zones ouvrières et populaires (une partie de Londres et du Grand Londres, Birmingham, les villes du Nord) restent aussi les principales bases travaillistes. Au Pays-de-Galles, les travaillistes ont maintenu leur première place grâce aux zones urbaines des régions de Cardiff et Swansea.
Dans les six comtés d’Irlande du Nord, tous les élus sont membres de partis propres à cette région, qui se définissent à la fois sur une échelle droite-gauche et en fonction de la question nationale ; la victoire des formations de la droite unioniste, plus dure ou plus modérée, s’y est accompagnée d’un premier recul du Sinn Fein, sanctionné pour sa participation minoritaire à un gouvernement régional appliquant des politiques à l’opposé de ses proclamations antilibérales. Et puis il y a le cas – très – particulier de l’Ecosse.
Le Labour dominait la vie politique en Ecosse depuis près de 50 ans. En 2010, il y avait emporté 41 sièges sur 59. Le 7 mai 2015 s’est produit ce que beaucoup ont décrit comme une « révolution politique ». Avec 50 % des voix, 1,5 million (contre
20 % et 500 000 voix en 2010) et 56 sièges sur 59, le SNP (Scottish National Party) s’est imposé comme force hégémonique en rayant pratiquement de la carte les travaillistes.
Contradictoirement, malgré l’échec du référendum sur l’indépendance du 18 septembre 2014, le SNP en est sorti qualitativement renforcé. En quelques mois, ses effectifs sont passés de 25 000 à 110 000 membres – pour une population d’un peu plus de 5 millions d’habitants –, grâce à un discours de gauche anti-austérité, très marqué « Old Labour » (du parti travailliste d’avant sa conversion néolibérale)2. Parmi les nouveaux adhérents du SNP, beaucoup se réclament d’ailleurs anticapitalistes (« socialists »).
Au cours de la campagne, la nouvelle dirigeante du SNP, Nicola Sturgeon, a accentué l’orientation défendue avant le référendum. Elle a gagné la sympathie de beaucoup de travailleurs anglais, gallois et irlandais du Nord, en affirmant que dans ces élections, la question n’était pas l’indépendance écossaise mais celle d’une lutte commune de tous les peuples britanniques contre l’austérité et les privatisations. En lui proposant de soutenir un gouvernement travailliste si les Conservateurs étaient mis en minorité, elle a mis sérieusement en difficulté Ed Miliband, qui s’y refusait au nom de l’unité du Royaume-Uni contre le nationalisme diviseur (une position que le Labour défend en commun avec les Tories), tout en continuant à se situer sur le terrain de l’austérité.
Bien sûr le SNP, sa direction et son programme restent pleinement dans le cadre de l’économie capitaliste. Ils surfent sur une société dont les aspirations se situent beaucoup plus à gauche que dans le reste du Royaume-Uni. Du point de vue des intérêts des travailleurs, cela marque les limites du triomphe du SNP, mais souligne aussi les potentialités qui mûrissent pour l’avenir.
Les problèmes à venir
Réélus avec les mains encore plus libres, les Tories voudront franchir de nouveaux paliers dans les politiques pro-patronales d’austérité, de liquidation des droits des travailleurs et de privatisation des services publics. La première tâche du mouvement ouvrier sera bien évidemment de répondre à ces attaques en tentant de les bloquer.
Dans le même temps, le nouveau gouvernement va faire face à deux autres grands problèmes. Le premier, que la revendication nationale écossaise rend désormais explosif, est celui de l’unité de l’Etat britannique. Cameron a annoncé qu’il va accélérer les dévolutions de pouvoirs, notamment en matière fiscale, à l’Ecosse (mais aussi au Pays-de-Galles et à l’Irlande du Nord). Il compte ainsi, à la fois, réduire l’aspiration indépendantiste et transférer sur le SNP la responsabilité de l’application des politiques d’austérité.
La seconde grande question est celle du lien avec l’Union européenne. Confronté à la pression de UKIP et d’un secteur de son propre parti, Cameron a promis un référendum d’ici la fin 2017 sur le maintien ou non du Royaume-Uni dans l’Union européenne. Une des questions les plus conflictives est celle de l’immigration, soi-disant favorisée par l’UE. Le grand patronat britannique n’est pas favorable à une sortie (et Cameron non plus), mais le nationalisme insulaire reste puissant dans la moyenne et petite bourgeoisie anglaise, qui tentera de se rallier des secteurs de la classe ouvrière. La question est compliquée par le fait que l’Ecosse s’affirme favorable à l’Europe par opposition à la domination britannique.
Reste la question primordiale de la construction d’une alternative anticapitaliste indépendante. Le Scottish Left Project3, issu du courant de gauche de la campagne pour l’indépendance incarné par la RIC (Radical Independence Campaign), et qui regroupe avec de nombreux autres militants la quasi totalité des trotskystes écossais, semble en être aujourd’hui l’embryon le plus dynamique.
- 1.Scrutin de circonscription uninominal à un seul tour, le candidat ayant le plus de voix étant élu quel que soit le pourcentage.
- 2.ur ce référendum, la situation en Ecosse et le SNP, voir notre article « Ecosse – Un séparatisme très politique… et de gauche », revue l’Anticapitaliste n° 60 de décembre 2014.
- 3.http://leftproject.scot. Ce regroupement, politiquement encore à un stade préliminaire, ne présentait pas de candidats aux élections du 7 mai.
Source : NPA