Entretien. Ilya Boudraitskis a été un des fondateurs de Vperiod (« en avant »), section russe de la IVe Internationale. Ce groupe s’est élargi pour fonder le Mouvement socialiste de Russie (RSD) dont il est l’un des porte-parole. Dans un contexte de forte répression par le pouvoir de Poutine, il revient ici sur la politique russe en Ukraine et l’opposition rencontrée par celle-ci en Russie même.
As-tu participé aux manifestations contre l’intervention russe en Ukraine, et quelle a été la réaction des autorités ?
Oui, j’ai participé à la manifestation spontanée à Moscou contre la guerre le dimanche 2 mars. Cette manifestation était illégale car pour avoir l’autorisation de manifester à Moscou, il faut envoyer une lettre trois jours ouvrables à l’avance, sans aucune garantie que ce sera approuvé… Du coup, la manifestation a été organisée via les réseaux sociaux juste après qu’on ait su samedi soir que Poutine était prêt à commencer l’intervention et que le Conseil de la Fédération (la Chambre haute du Parlement russe) ait déclaré son soutien.
Plusieurs centaines de personnes sont donc venues devant le ministère de la Défense au centre de Moscou le dimanche après-midi. Au niveau politique, c’était un mélange de militants de base de l’opposition libérale (sans leader de premier plan, comme Boris Nemtsov, etc.) et de la gauche radicale (trotskistes et anarchistes). Après quelques minutes, la police a commencé à arrêter les personnes les plus actives, surtout ceux qui avaient des affiches. Une heure après, la plupart des manifestants se sont déplacés vers la place Manejnaïa (très centrale, près du Kremlin, où les manifestations sont ordinairement interdites). À un moment, il y avait environ un millier de personnes sur la place. La police, y compris les Omon (la police spéciale anti-émeute), a agi de façon brutale, mais pas autant que d’habitude pour des manifestations illégales à Moscou. Au bout de deux heures les manifestants étaient vidés de la place, et environ 300 personnes ont été arrêtées. La plupart d’entre eux ont été libérés à la fin de la journée, et à présent, selon nos lois, ils doivent payer environ 200-300 euros.
Dans quelle mesure penses-tu que la démocratie a été démantelée en Russie ?
Je pense que le terme « démocratie dirigée » est toujours à peu près pertinent pour la Russie de Poutine. Cela signifie que nous avons encore un décor fait d’institutions démocratiques au premier plan : des élections, des partis, des médias libres (journaux et Internet, mais pas à la télévision bien sûr). Mais sans son noyau : la démocratie « dirigée » n’est pas un système qui peut se réguler « organiquement », comme en Occident. C’est un système géré par en haut, par l’administration du président. C’est pourquoi ce système n’est pas vraiment stable et ne s’auto-reproduit pas bien. Il est très vulnérable aux interventions massives, par en bas. C’est pour cela qu’il a eu si peur des manifestations à Moscou en 2011-2012, et, bien sûr, du mouvement de Maïdan à Kiev.
Quels sont d’après toi les objectifs de la Russie en Ukraine ?
Je pense que Poutine et son entourage ont vu dans les événements de Kiev un complot occidental anti-russe. En fait, je crois qu’il y a eu un certain nombre de complots différents, mais tous étaient seulement des éléments d’une situation très compliquée, dans laquelle ce sont les centaines de milliers de personnes en mouvement qui ont joué le rôle clé. Et les mesures de Poutine en Ukraine au cours des derniers jours étaient une sorte de réponse symétrique à ce complot. Son attitude, c’est en quelque sorte « si vous appelez « manifestations pacifiques » les occupations de bâtiments publics et les milices armées et que vous les utilisez pour vos intérêts géostratégiques, alors je vais vous montrer mes « manifestants pacifiques », qui mettent des drapeaux russes sur les bâtiments publics d’Ukraine de l’Est et les « forces de Crimée de légitime défense » qui prennent le contrôle d’objectifs militaires stratégiques »…
Quel est le niveau d’approbation par la population russe des actions de Poutine en Ukraine, et en conséquence quelle est l’ampleur de l’opposition potentielle ?
Bien sûr, ces derniers jours, le soutien passif aux actions de Poutine en Ukraine a été massif. La plus grande partie de la population reçoit ses informations de la télévision, et la propagande de guerre y a déjà commencé. Vous ne pouvez même pas imaginer quel genre de programme d’actualités nous avons en ce moment sur les chaînes de télévision russes… L’idée principale qui y est défendue, c’est qu’il y a un coup d’État fasciste anti-russe en Ukraine, et les gagnants, des « banderistes » (1) armés, sont prêts à lancer la terreur de masse contre nos frères russophones. Bien sûr, le vieil argument selon lequel Sébastopol est « notre ville » et nous avons besoin d’une sorte de revanche après le traité honteux de 1991, est également populaire.
Mais les gens ne sont pas prêts à un soutien actif et à long terme. Par exemple, le 2 mars au soir, je suis allé jeter un œil à la manifestation officielle de « soutien à la Crimée ». La plupart des gens étaient des travailleurs ou des employés du secteur public, obligés par leurs patrons à participer à la manifestation. Et puis bien sûr, les gens commencent tout juste à comprendre l’ampleur des difficultés économiques auxquels ils seront confrontés si la guerre éclate.
Quelle position aimeriez-vous que les militants anti-guerre occidentaux prennent à propos des actions de Poutine ?
Je crois que les militants anti-guerre dans tous les pays devraient critiquer leur propre gouvernement en premier. Et rappelez-vous que l’attitude agressive « symétrique » de Poutine en Ukraine n’est qu’une continuation de la logique des États-Unis, du Royaume-Uni et d’autres pays occidentaux, de l’Irak à la Syrie. Il a juste eu de bons professeurs…
En ce qui concerne l’Ukraine, je pense que son indépendance réelle ne peut être atteinte que lorsque ce pays cesse d’être l’objet de la répartition des intérêts de ses puissants voisins, de l’Est comme de l’Ouest.
Propos recueillis par Georges Villetin
Traduction par Sylvestre Jaffard
1 – Stepan Bandera (1909-1959), dirigeant nationaliste ukrainien, allié intermittent de l’Allemagne nazie pendant la deuxième guerre mondiale.