S’exprimant lors d’une réunion de son Front populaire panrusse il y a quelques jours, Vladimir Poutine a dit: « Trotski avait cette citation : ‘’Le but n’est rien, c’est le mouvement qui est tout ! Nous avons besoin d’un but. ‘’ La citation d’Eduard Bernstein, déformée et attribuée pour quelque raison à Léon Trotski, est probablement la plus courante veille rhétorique du Président russe. Il l’a répétée pendant de nombreuses années devant un parterre de journalistes et de fonctionnaires tout en discutant de la politique sociale, des retards de construction des sites olympiques ou du mécontentement de la classe dite créative. « La démocratie ce n’est pas l’anarchisme et pas le trotskisme », avait mis en garde Poutine il y a près de deux ans.
Les invectives anti-trotskistes de Poutine ne dépendent pas du contexte ni ne sont influencées par son auditoire, et sont beaucoup moins des menaces voilées à l’endroit des petits groupes politiques dans la Russie d’aujourd’hui qui prétendent être les héritiers de la Quatrième Internationale. La conception du trotskisme de Poutine est d’un autre genre. Ses causes ne se trouvent pas dans les évènements actuels, mais dans le passé, enfouies dans l’inconscient politique de la dernière génération de la nomenklatura soviétique.
L’étrange mythe du complot trotskiste, qui a émergé il y a des décennies, à une autre époque et dans un autre pays, a connu une renaissance pendant le règne de Poutine.
Discernant, vraisemblablement, l’aversion du Président pour le « trotskisme », médias aux ordres et experts corrompus ont transformé ce trotskisme en un ingrédient essentiel dans la propagande du régime. Jusqu’à sa mort, le « trotskiste » infatigable Boris Berezovsky filait sa vilaine toile à partir de Londres. Jusqu’à ce qu’il s’est transformé en un patriote conservateur, le « trotskiste » incendiaire Edouard Limonov séduisait les jeunes avec l’extrémisme. Les « trotskistes » dissimulés dans l’administration Bush et plus tard celle d’Obama étaient également derrière les soi-disant révolutions de couleur. Démasquer les « trotskistes » est devenu, pour ainsi dire, un rituel important à tel point que le célèbre Dmitry Kiselyov a décidé de lui consacrer un nouveau support médiatique. Mais c’est quoi cette histoire de complot ? Et qu’ont à voir les trotskistes avec ça?
Les théories du complot sont conservatrices par nature. Elles n’offrent pas une évaluation alternative des événements, mais, constamment en retard, elles se mettent à les réécrire selon leur interprétation pessimiste de l’histoire. Ainsi, dans ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme (1797), l’abbé jésuite Augustin Barruel, un pionnier de la théorie du complot moderne, affirma que la Révolution française, qui avait déjà eu lieu, était le résultat catastrophique d’un grand complot des Templiers contre l’Église et la dynastie capétienne[1]. Les théories du complot maçonnique sont devenues vraiment puissantes à la fin du XIXe siècle, lorsque l’âge d’or de la franc-maçonnerie était terminé. De même l’idée d’un complot juif a acquis sa forme définitive dans les Protocoles des Sages de Sion, conçue par la police secrète tsariste au début du XXe siècle, lorsque la puissance du capital financier juif avait été ébranlée par la montée en puissance du capital industriel. Les théories du complot ont toujours trouvé la force dans ce lien tordu avec la réalité déformée, parce que les conspirateurs le moins qu’on on a pu les observer dans le monde réel, le plus impudemment on pourrait leur attribuer des pouvoirs magiques incroyables dans le monde imaginaire.
Conformément à la nature tardive réactive des théories conspirationnistes, le mythe du complot trotskiste a émergé en Union soviétique, alors que l’opposition de gauche, les partisans actuels de Trotski, avait été depuis longtemps éliminée. Contrairement, toutefois, aux théories du complot du passé, qui étaient souvent des créations d’agents secrets et d’écrivains fous, les bases du complot trotskiste ont été proprement montées par les investigateurs de la NKVD[2]. Bien que les « trotskistes » se dissimulèrent habilement, la logique du miroir déformant de la Grande Terreur a dicté que toute personne pourrait s’avérer un trotskiste. Le complot doit nécessairement être dévoilé, et ce, en vertu d’une loi non écrite du socialisme stalinien : la vérité se fera jour, et cela, bien sûr, privera la théorie du complot de son aura de mystère.
Après la mort de Staline, lorsque les purges sont devenues choses du passé et la société soviétique a commencé à devenir paralysée et conservatrice, le mythe du complot a pris des formes plus familières. La période de stagnation, avec son inertie générale, la méfiance et la dépression de la société étaient un terreau idéal pour la théorie du complot. Etant donné que personne n’avait vu des trotskistes vivants dans les temps anciens, c’était apparemment insolite de les identifier, mais tout le monde a été bien informé sur les dangers du trotskisme.
Pendant les cours insignifiants sur « l’histoire du parti », des millions d’étudiants universitaires soviétiques apprenaient sur les ennemis du socialisme – les trotskistes – qui avaient été éliminés il y a longtemps au terme d’une épreuve de force. Mais des millions d’exemplaires de livres anti-trotskistes ont continué à être publiés et dans les années 1970 ; cette littérature est devenue un genre à part entière considéré comme authentique. Sa caractéristique était une forme de trotskisme libre et complètement sans lien avec le trotskisme historique réel.
En fait, le trotskisme de la propagande soviétique était une émanation déstructurée, une bêtise. Il était « une conception sans vie, une sophistique et une métaphysique, de l’éclectisme sans scrupules, […] du subjectivisme brut, de l’individualisme exagéré et du volontarisme ». Contrairement aux monstres classiques de la théorie du complot, aux francs-maçons et aux Sages de Sion, les trotskistes n’ont pas dominé le monde. Ils étaient des conspirateurs ratés: ils étaient toujours dévoilés, à moins qu’ils ne réussissaient à se dévoiler eux-mêmes de par leur propre ardeur. Conformément au réalisme socialiste stalinien, à cause de leurs mauvaises et stupides actions ils sont devenus la risée du peuple et du Parti. Et pourtant, se remettant de chaque défaite honteuse, ils ont continué à essayer. Les trotskistes n’avaient pas de plan clair pour réaliser la domination du monde, mais sans un objectif clair, ils étaient dangereux dans leur passion pour mettre le chaos là où l’harmonie, la prévisibilité et l’ordre régnaient.
Dans leur travail, ces trotskistes ont été inspirés par la « théorie de la révolution permanente » (qui n’avait en substance rien à voir avec la théorie de Trotski, sauf le nom). Son essence est que la révolution ne devrait pas avoir de contraintes géographiques ou temporelles. Elle n’a ni buts, ni limites, ni signification. Elle soulève des questions là où toutes les questions ont été depuis longtemps résolues. Elle sème le doute là où tous les doutes ont été depuis longtemps éclaircis. Une personne normale ne serait jamais capable de comprendre quoi que ce soit de cette théorie, sauf une chose: elle avait été inventée pour créer le chaos.
Mikhail Basmanov, auteur du livre culte La Nature du trotskisme contemporain, écrivait : « Contrairement à de nombreux autres mouvements politiques qui ont pu confirmer leurs doctrines idéologiques et politiques par la pratique du pouvoir, le trotskisme n’a pas présenté un programme d’action positif dans aucun pays pendant toutes les années de son existence ». C’est tellement destructeur qu’« avec son cosmopolitisme, porté à l’absurde, qui exclut toute possibilité d’élaborer des programmes nationaux, le trotskisme sape les rangs même de ses propres « sections » dans certains pays. […] Le trotskisme est empêtré dans les filets de ses propres théories. »
Il est important de souligner que l’idée du complot trotskiste contre la raison pratique, la réalité et la stabilité n’a jamais été populaire dans la société poststalinienne: elle ne s’est pas développée, à l’instar de l’« accusation de meurtre rituel » à partir des sombres préjugés de la masse. Elle est restée un cauchemar pour un seul segment, à savoir la bureaucratie dirigeante, qui a transmis le mythe insensé et fatal de la « révolution permanente » aux générations futures à travers les cours de formation du Parti et les écoles du KGB.
La théorie soviétique du complot trotskiste reflète la peur inconsciente de la classe dirigeante de perdre le contrôle. Dépourvue de toutes personnalités, la légende du trotskisme était quelque chose comme le « cygne noir » ou le « socialisme actuellement existant ».
C’est cela en effet sa différence fondamentale avec la version du complot trotskiste populaire parmi certains conservateurs américains. En Amérique, c’est tout simplement l’une des nombreuses variétés du « complot de la minorité », un petit groupe de personnes qui ont, paraît-il, pris le pouvoir et mettent en œuvre leurs idées radicales anti-chrétiennes de haut en bas. Le fait que la théorie du complot anti-trotskiste des soi-disant paléo-conservatismes est devenue populaire ces dernières années auprès des experts et des politologues du Kremlin démontre que l’ancienne théorie soviétique du « complot trotskiste » a carrément subi un déficit à l’occasion de sa reproduction.
Quand il confond Bernstein et Bronstein, Vladimir Poutine n’est, cependant, pas infidèle à la légende soviétique anti-trotskiste. Oui, « le but n’est rien, c’est le mouvement qui est tout ». Le chaos généré par le mouvement est inévitable, aussi inévitable que le temps du mouvement lui-même. Il se déplace inexorablement vers la « révolution permanente » qui ne peut être achevée mais avec lequel on ne peut pas négocier.
Dans une récente interview, l’ancien conseiller de Kremlin Gleb Pavlovsky, tout en évitant habilement la question du « trotskisme », a eu néanmoins ceci à dire à propos de Poutine: « Il s’est effrayé. Où irait-il ensuite ? Quel avenir ? C’est un problème terrible dans la vie politique, le problème de la deuxième étape. Il fit un pas au-delà de ce qu’il était préparé à faire et s’est perdu: où aller maintenant ? […] L’écart entre [l’annexion de] la Crimée et les actions subséquentes est tout à fait remarquable. Il est évident que tout était ensuite une improvisation ou une réaction aux actions du peuple. Le peuple qui a peur de l’avenir s’interdit de penser à la voie à choisir. Lorsque vous n’avez pas fixé des objectifs réalisables, vous commencez à osciller entre deux pôles: soit vous ne faites rien ou vous êtes entrainés dans un conflit colossal. »
Le pire, c’est que le spectre du trotskisme, comme c’est arrivé avec beaucoup d’autres spectres de l’histoire, est tout à fait capable de se matérialiser. Le système post-soviétique est entré dans une période de crise, dans laquelle l’élite dirigeante a de moins en moins de chances de contrôler les processus « manuellement ». Pour que le cauchemar trotskiste des élites devienne une réalité, il n’est pas nécessaire d’avoir en présence des trotskistes vivants. La besoin d’eux ressurgit seulement lorsque les forces jusque-là silencieuses et qui ont longtemps souffert reviennent à la raison et soulèvent la question de leur propre destin. Mais ça, c’est une autre histoire.
*Ilya Budraitskis est un historien, chercheur et écrivain.
Traduit de l’anglais par Rafik Khalfaoui
Source : https://therussianreader.wordpress.com/2014/11/21/budraitskis-trotskyist-conspiracy/
Texte original en russe : http://openleft.ru/?p=4709
[1] La troisième dynastie des rois de France [note du traducteur, NdT].
[2] Le Commissariat du peuple aux Affaires intérieures, autrement dit la police politique de l’Union soviétique [NdT].