Capturé sur Internet, le dessin montre une manifestation pacifique qui appelle à la fin des massacres, dénonce les crimes d’Israël et fustige la passivité européenne. À quelques mètres de là, un monsieur très excité a grimpé sur une voiture qu’il défonce à coup de hache. Et toutes les caméras sont braquées sur lui, tandis qu’elles tournent le dos à la manifestation.
Résumé parfait de la dérive actuelle du système médiatique : le moindre incident, si marginal soit-il, est monté en épingle. Plus : il est parfois même guetté dans l’espoir de faire le « buzz » et de l’imposer en boucle comme un fait majeur. Et, évidemment, cette focalisation morbide des caméras suscite des vocations auprès de quelques hurluberlus que ça excite de faire parler d’eux en transgressant des interdits. Le piège se referme.
Ce qui est particulièrement grave ici, c’est que cette dérive entre en parfaite résonance avec un discours politique qui cherche à tout prix à détourner l’attention des massacres de Gaza. Un discours pour qui les manifestations de solidarité avec les Gazaouis seraient par nature suspectes d’antisémitisme. Le plus petit dérapage fait farine au moulin. En France, on a allègrement franchi le pas, puisque des incidents périphériques complaisamment gonflés ont servi d’alibi à des interdictions de manifester. C’est comme si on fermait les compétitions sportives au public sous prétexte qu’il pourrait y avoir quelques hooligans dans un coin du stade. Et tant pis pour les milliers de supporters pacifiques assimilés aux casseurs…
Ce dimanche 27 juillet, avec des milliers d’autres, nous avons marché à Bruxelles pour faire savoir aux Gazaouis qu’ils ne sont pas seuls. Les organisateurs étaient les mêmes que le 11 janvier 2009 quand nous avions marché contre l’opération « plomb durci ». Les principaux slogans étaient aussi les mêmes, car rien n’a malheureusement changé depuis cinq ans. Mais les organisateurs proposent et les manifestants disposent. En 2009, de nombreux panneaux « non officiels » mettaient sur le même pied l’étoile de David – ce symbole juif qui se retrouve au milieu du drapeau israélien – et la croix gammée des nazis. Interpellé à l’époque, le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme n’avait pas considéré l’affirmation de cette équivalence comme une manifestation d’antisémitisme. Mais, c’est vrai, elle a pu choquer. En 2014, aucun panneau de ce genre n’a pu être détecté. Comme si, au sein de la population musulmane particulièrement mobilisée, l’opinion avait muri et renonçait consciemment à tout amalgame entre la politique criminelle du gouvernement Netanyahou et les Juifs dans leur ensemble. C’est méritoire, tant la propagande israélienne, relayée par les institutions communautaires juives, voudrait faire accroire que les Juifs du monde entier sont par définition solidaires d’Israël jusque dans ses pires crimes, les exposant ainsi en première ligne à la réprobation que ceux-ci suscitent à juste titre.
Oui, des groupes de manifestants, minoritaires, ont tenu à mettre en avant leur identité musulmane. Où est le mal ? Oui, pour de nombreux « arabo-musulmans », l’islam est aussi une idéologie de résistance. Et c’est parce qu’il incarne cette résistance que le Hamas est populaire, pas pour sa charte ou son mode de gouvernance. En tant que femmes et hommes de gauche, cette incarnation de la résistance ne serait certainement pas notre premier choix. Mais nous nous interdisons de faire la leçon à un peuple opprimé qui s’est choisi cette direction. Surtout quand on voit l’absence totale de résultats obtenus par la ligne réputée plus conciliante de l’Autorité palestinienne.
Oui, il y a des fanatisés et des détraqués pathologiques partout. Il y a eu Mehdi Nemmouche et Mohamed Merah, comme il y a eu Anders Breivik et Hans Van Themsche[1]. Oui, on peut trouver des germes d’islamophobie au sein de la population européenne « de souche » comme on peut en trouver d’antisémitisme au sein de la population musulmane. Aucun groupe humain n’est vacciné contre l’une ou l’autre forme de racisme. Celui-ci devrait naturellement s’estomper dans le creuset de la société multiculturelle et des rapprochements qu’elle permet. Mais l’identification pavlovienne des uns et des autres avec « les siens » dans le conflit sanglant du Proche-Orient a ravivé de vieux préjugés.
Pour autant, il n’est pas question de mettre sur le même pied l’occupant et l’occupé, le crime industriel d’État et la résistance armée, étant entendu que les assassinats aveugles ne sont jamais acceptables. Juifs, Arabes ou musulmans, nous sommes attachés aux facettes singulières de notre identité, mais la quête de justice et l’attachement aux droits humains transcendent nos origines et nos appartenances. Ce qu’on nomme lapidairement la « cause palestinienne » doit être aujourd’hui la cause de l’humanité. C’est pour cela qu’elle nous tient à cœur et que nous manifestons pour elle.
[1] Respectivement auteur présumé de la tuerie du musée juif de Bruxelles en 2014, auteur de la tuerie antisémite de Toulouse en 2012, auteur en 2011 du massacre de 69 personnes sur l’île d’Utoya (Norvège) par haine des musulmans, auteur de deux meurtres à caractère raciste à Anvers en 2006.
Source : le blog de Tayush