Malheureusement, la dictature militaire en Argentine – je parle de la dernière car depuis 1930 on en a eu une par décennie – a profité du football pour détourner l’attention des massacres qu’elle était en train de perpétuer.
Sergio LEVINSKY est notamment l’auteur de Maradona, rebelde con causa (8 éditions), El negocio del fútbol et El deporte de informar. En 1996, il a reçu le Prix National de Journalisme et Santé du Laboratoire Merck, Sharpe&Dohme.
J’ai eu la chance de connaître Sergio Levinsky à la Maison de l’Argentine de la Cité Internationale Universitaire de Paris lorsqu’il est venu donner une conférence sur Diego Armando Maradona. J’imaginais qu’il raconterait des anecdotes à bâton rompu sur la semi-divinité du 10 argentine. Mais je me suis rendu compte qu’il essayait d’arracher le noyau subversif du football. Ultérieurement nous nous sommes rencontrés lors de différentes activités académiques, c’est à cette occasion que je l’ai interviewé afin de connaitre ses positions autour du football, mercantilisé par le système capitaliste.
Luis Martinez: Le pouvoir de rassemblement, ainsi que l’euphorie que provoque le football font que certains intellectuels le comparent avec le phénomène religieux. On parle des sommes qui sont en jeu et de la violence qu’il déchaîne. Un nouvel opium pour le peuple, un divertissement politique de plus, une autre cause de ségrégation sociale… Quelle relation faîtes-vous entre la dynamique du football et sa marchandisation ?
Sergio Levinsky: Il est évident que dans cette phase ultime d’hyper-professionnalisation, le football est une industrie sensationnelle, une sorte de machinerie infernale qui aspire tout et acquiert un statut quasi-religieux. Sans aucun doute, la crise des valeurs et des croyances laisse place au football pour générer une adhésion particulière, à partir de la représentativité qu’offre un maillot, un club d’appartenance. Les stades peuvent être conçus comme de nouveaux temples modernes. Même la façon de lever la coupe après une victoire s’apparente à un acte liturgique. Le fait de jouer chaque semaine voire plusieurs fois par semaine, le fait que les joueurs soient jeunes et réels, créent une complicité très particulière avec les protagonistes. Il me semble que le football, d’une distraction, s’est imposé en style de vie ; dans plusieurs pays, notamment en Amérique latine, le football est un point central de l’agenda quotidien. Mon pays, l’Argentine, utilise le football comme axe central de la culture populaire. Par exemple : « Patear la pelota afuera » signifie laisser de côté un sujet sur lequel nous ne voulons pas discuter (c’est l’équivalent de l’expression française « botter en touche »), « dejar la pelota picando en la línea » (longer la ligne) signifie faciliter la réponse à quelqu’un, « dejarlo en offside » (laisser en hors-jeu) signifie mettre quelqu’un en évidence.
Par ailleurs, en Amérique Latine, en Afrique ou en Asie, durant la coupe du monde les examens sont suspendus dans les écoles ou les collèges, les spectacles et même les transports publics sont arrêtés. Enfin, dans beaucoup de pays, le football en arrive à représenter le principal mécanisme d’ascension sociale. Le football permet d’échapper à un système injuste, et, parfois, de devenir millionnaire, voire un représentant du peuple susceptible d’obtenir une reconnaissance publique dans le monde entier, grâce aux mass-médias. Sans aucun doute, le moment de croissance majeure du phénomène commence avec le mariage du football et de la télévision.
L.M. De manière paradoxale des penseurs tels qu’Eduardo Galeano, Manuel Vázquez Montalbán, Albert Camus, Pier Paolo Pasolini ou Roberto Fontanarrosa, parmi d’autres, revendiquent non seulement l’aspect esthétique mais aussi le côté subversif du football. Je pense aux premiers syndicats en Argentine, à l’époque de la dictature militaire : quel a été le rôle des clubs ?
S.L. Malheureusement, la dictature militaire en Argentine – je parle de la dernière car depuis 1930 on en a eu une par décennie – a profité du football pour détourner l’attention des massacres qu’elle était en train de perpétuer. Il faut dire qu’avant le coup d’Etat de 1976, l’Argentine était déjà nommée comme le pays organisateur de la Coupe du Monde de 1978, donc il fallait prendre le contrôle de l’organisation, en comptant avec les mass-médias et la censure imposée à la presse étrangère, afin de montrer un visage faux du bonheur populaire face au succès sportif. De sorte que la dictature, afin d’utiliser le football comme commerce symbolique, s’est assuré le contrôle de la Fédération Argentine de Football (AFA) – comme les dirigeants étaient habitués à la corruption, cela ne fut pas très difficile. On connaît par exemple les liens du contre-amiral Carlos Lacoste, l’homme fort du football de l’époque, avec le Club River Plate ou du général Guillermo Suárez Mason – poursuivi pour crimes contre l’humanité, soit dit en passant – et le Club Argentino Juniors.
L.M. Max Weber souligne que les chefs ou les dirigeants religieux jouent un rôle prophétique, autrement dit, ils déclenchent mouvements ou ruptures dans le système social. En ce sens, permettez-moi d’évoquer la scène de Pelé qui a fait la publicité de Master Card ou à Maradona qui a participé à la marche anti-Bush. Comment observez-vous le lien entre le caudillisme sportif et le clientélisme politique en Amérique latine ?
S.L. C’est vrai à un certain niveau. Comme je l’ai dit, le football est plus qu’un simple divertissement – comme pourrait l’être le cinéma, le théâtre, la musique, entre autres – de par ses éléments liturgiques adaptés à l’ère des mass-médias qui augmentent la visibilité des protagonistes et permet à des millions de personnes frustrées de leur situation personnelle (économique et sociale) de trouver dans le football un mode de rédemption et de triomphe symbolique. Votre question fait référence à deux chemins possibles : d’un côté, Pelé qui est déjà subsumé par une machinerie industrielle infernale et, d’un autre côté, Maradona qui se rebelle en utilisant et en dénonçant avec tout son pourvoir médiatique la perversité du système. George Weah aurait pu devenir président du Liberia, de même que plusieurs footballeurs qui se sont reconvertis dans la politique ou ont créé des associations d’aide aux populations pauvres et marginales.
L.M. Le phénomène du hooliganisme, barras bravas ou torcidas – en Amérique du Sud – a provoqué de nouvelles divisions entre individus, c’est à-dire qu’il a produit l’illusion selon laquelle l’ennemi d’un supporteur est le supporteur d’un autre Club. L’industrie sportive et les propriétaires des Clubs et des chaines de télévision consolident leur position en tant que classe dominante tandis que les supporteurs qui sont finalement des ouvriers, des étudiants ou des chômeurs luttent entre eux à cause d’une identité manipulée. Les supporteurs et les ultras ne se rendent pas compte qu’ils pourraient s’unir pour exiger, non l’amélioration du football-spectacle, mais sa destruction, posant ainsi une pierre à l’édifice révolutionnaire.
S.L. Dans un système pervers comme celui du football-spectacle, il est difficile d’imaginer une union des supporteurs pour exiger une amélioration du spectacle. Cela pourrait arriver, et de fait c’est arrivé, avec des groupes minoritaires dans les pays développé – où il existe un niveau culturel. Il faut prendre en compte le fait que la violence dans les stades, en effrayant le spectateur moyen, l’incite à rester devant la télévision au lieu d’aller au stade, de sorte que les grandes chaînes de télévision qui possèdent les droits de transmission, comme Televisa, Tv Globo ou Torneo y Competencias profitent indirectement de cette violence. On observe en Argentine un phénomène qui s’exporte grâce à la télévision, qui est la violence « intra » ultras, une violence entre supporteurs d’une même équipe. Cela s’explique par la lutte pour les tickets préférentiels octroyés par les dirigeants de clubs, la vente de drogue, les déplacements, et le fait que le contrôle d’un groupe d’ultras confère pouvoir médiatique et influences politiques. Je me souviens d’un dicton qui m’a appris Rafa Dio Zeo – l’ex-dirigent des Ultras de Boca Junios : « Avoir le pouvoir est avoir le numéro de téléphone de ceux qui ont le pouvoir ». D’une façon générale, le conflit intra-ultras implique un profond changement contextuel, car le rituel du match n’est même plus nécessaire pour justifier la violence.
L.M. Justement, en réfléchissant aux éléments religieux que vous avez évoqué, comment jugez-vous la relation épique entre un peuple (ou supporteurs) et son club ou son équipe nationale ? Je pense à l’équipe de Barcelone quand elle jouait contre le Real Madrid à l’époque de Franco, à la victoire de l’Argentine face à l’Angleterre lors de la Coupe du Monde 1986, après la Guerre des Malouines, ou au Sénégal qui a battu la France dans le mondial Corée-Japon en 2002.
S.L. A l’heure d’une partie décisive, la représentativité est plus importante que jamais ; plus que tout autre sport, le football est une sorte de guerre sublimée. Les hymnes et les maillots, la délimitation du terrain d’affrontement, la lutte physique avec vainqueurs et vaincus, évoquent l’idée de « guerre » ; en ce sens, le penseur espagnol Vicente Verdú soutient que le but n’est autre que triompher en terrain ennemi, pour revenir sur ses terres conter le triomphe. C’est vrai, en tant que mythologie ; c’est pourquoi son livre s’intitule « Fútbol, mitos, ritos y símbolos »: les footballeurs sont les dépositaires symboliques des aspirations, de l’imaginaire des peuples.
Lors de la Coupe du Monde 1986 au Mexique, quatre ans après la Guerre des Malouines, le triomphe de l’Argentine face à l’Angleterre a été fêté d’une manière particulière : il a été ressenti comme une vengeance sur le peuple « ennemi » ; et le but de la « la main de Dieu » de Diego Maradona, c’était en quelque sorte « voler le voleur » et réparer ainsi un sentiment d’injustice.
L.M. Dans le processus de marchandisation de l’image et de production des symboles fétichisés, comment provoquer une rupture entre football et capitalisme ? Il me semble que le Barça de Nike n’est ni plus ni moins une équipe engagée que le Real Madrid d’Adidas. Le pouvoir des marques, autrement dit, la présence du capital, en pénétrant la dynamique du football, a contribué à la corruption d’une des activités les plus poétiques de la terre : le football.
S.L. Bien entendu, il est évident que le football hyper-professionnel d’aujourd’hui fait partie d’une énorme industrie construite autour d’un sport devenu pur spectacle – d’abord les matchs, puis les conversations qui tournent autour : Umberto Eco évoque souvent ces débats footballistiques, qui sont devenus presque aussi regardés que le football lui-même ; lesquels sont vues avec la même passion que le football, lui-même. Tant que le capitalisme existera, le football ne pourra pas être considéré comme un sport normal, qui contribue à l’épanouissement de l’être humain. Le simple fait d’être payé transforme l’activité ludique en un travail ; la survie dans l’industrie dépend des résultats de ce travail. Cette tension même annule l’idée élémentaire du « jeu ». C’est peut-être dur, mais je crois que le football le plus sain, le plus pur, ne peut être vu que dans les parcs et sur les places, jamais dans les stades. Là-bas, d’autres intérêts sont en jeu.
Entretien réalisé par Luis MARTINEZ ANDRADE, traduit de l’espagnol par Olivier CUISSET.
Source : contretemps