La révolution syrienne a de grandes vertus, parce qu’elle est le mouvement du changement en général et un renversement qui affecte radicalement les structures de la société, la conscience et le pouvoir. Mais d’autres vertus, intellectuelles celles-là, de la révolution sont les plus éminentes et importantes à ce niveau : elles ont fait tomber beaucoup d’idées toutes faites, caractéristiques de courants idéologiques et politiques particuliers, et ont poussé à reconsidérer les concepts imposés avec beaucoup de paternalisme et de condescendance élitiste des intellectuels hégémoniques sur la scène intellectuelle avant le déclenchement des révolutions.
Les deux courants les plus importants qui ont été heurtés de plein fouet par la révolution, son dynamisme et son mouvement, et qui ont été laissés dans un état de confusion, sont la gauche des partis communistes traditionnels et certaines forces libérales. Et on ne peut identifier les ressorts cachés de cette confusion qu’après avoir démonté leur rhétorique et les avoir replacés dans le contexte pré révolutionnaire en Syrie.
Partons de la gauche des partis communistes, traditionnels et dogmatiques qui avaient greffé leur structure organisationnelle, leur idéologie et leur discours sur le centre de l’ancienne Union soviétique et sont devenus des satellites de ce qu’on a appelé des régimes progressistes, installés au pouvoir par des coups d’Etat militaires et non par des révolutions sociales anti coloniales. Ces derniers ont réalisé un certain nombre de réformes comme la réforme agraire, les nationalisations. Au fil des années, la petite bourgeoisie s’est transformée en « colonie » qui s’est enrichie de la forme du pouvoir bureaucratique et a accumulé d’énormes fortunes. Cette mue leur a imposé la rupture avec les catégories et les franges qu’elle affirmait représenter et au nom desquelles elle prétendait parler. Elle a rompu avec elles politiquement et économiquement sans rompre au plan idéologique. Non seulement cette transformation ne l’a pas empêchée de résoudre la question nationale, mais elle s’est acharnée à séparer le social, le national et le démocratique. En conséquence la gauche réticente a maintenu la dimension nationale et a toléré l’essence coloniale et le choix capitaliste de ce régime. L’argument de l’anti-impérialisme s’est transformé en un pur slogan verbal et démagogue épuré de son contenu .dont l’objectif était de justifier l’alliance avec ces régimes.
Cette gauche ne s’est jamais demandé comment une bourgeoisie rentière, une oligarchie financière, dépendante et travaillant avec l’étranger, détenant le monopole de la richesse et du pouvoir pouvait être un réel soutien des mouvements de libération ? Sans parler de la perte de base populaire concernée par la question nationale en raison de politiques de libéralisation économique et d’ouverture qui n’ont pas été accompagnées par une libéralisation politique, mais ont poursuivi la politique de paupérisation et bâillonné les bouches.
Le moment historique du soulèvement du peuple contre l’oppression et la paupérisation est venu. Le déclenchement de la révolution n’a pas terrifié le régime seulement, mais il a effrayé également toutes les bourgeoisies du pétrole et l’impérialisme qui ont compris que les révolutions vont aggraver et accentuer leurs crises et leurs contradictions, si leurs mandataires étaient renversés. Et si la révolution parvenait à atteindre ses objectifs, elle signifierait la fin de la dépendance et l’émancipation totale de la tutelle de l’étranger. Il a été difficile pour la gauche opportuniste dogmatique d’appréhender les transformations et les données apportées par la réalité de la révolution, du fait de la calcification et de la stagnation historique qui ont stoppé sa croissance intellectuelle et mentale à un stade historique spécifique. Elle est restée prisonnière d’une contradiction principale, anti-impérialiste, non reliée à une autre, anti-régime. Ce dernier a trouvé dans l’idéologie de la réticence un slogan lui permettant de réprimer ses contradicteurs et ses adversaires réels, à savoir les peuples. Nous ne devons pas oublier aussi que la calcification de la gauche réticente l’a empêchée d’appréhender les transformations dont la Russie post effondrement est le théâtre, devenue un Etat impérialiste régi par des mafias et dont les décisions sont le fait de fabricants d’armes.
Voilà pour la gauche réticente, mais qu’en est-il des libéraux, en particulier ceux issus de la gauche?
N’hésitons pas à passer en revue le discours qui prévalait avant la révolution.
Les libéraux d’avant la révolution n’ont eu de cesse de considérer que la démocratie se limitait à sa dimension politique et de la confiner aux urnes, tandis qu’ils considéraient la classe moyenne comme porteuse du changement et de l’aspiration à la liberté. Jusqu’à ce que la révolution ait éclaté des marges et que volent en éclats leurs espoirs. Car son caractère social et sa spontanéité qui l’a fait surgir en dehors de tout cadre, théorie ou prévision et loin de tout raccourci, ne sont un secret pour personne. Les libéraux ont également supprimé le concept de l’impérialisme de leur répertoire intellectuel et théorique. S’ils critiquent les Américains, c’est parce qu’ils représentent un pouvoir suprême mais ils rejettent l’idée d’hégémonie inhérente à ce pouvoir, qui les renverrait à la littérature de gauche avec laquelle ils ont rompu sans avoir adopté pour autant un nouveau discours et une vision intellectuelle cohérente et conséquente. Même après la révolution ils ont persisté dans leur déni alors que toutes les données, les réalités et le conflit des forces occidentales, tout indiquait l’enracinement du concept de l’impérialisme et qu’il surgit de la réalité, d’autant plus avec la montée du rival russe en face des Américains. Ce conflit inter impérialiste nous renvoie à la brochure de Lénine « L’impérialisme stade suprême du capitalisme ». Lénine y caractérise l’impérialisme par des traits importants et détaillés. Il n’y a pas de gêne à dire que la réalité actuelle vient confirmer le point de vue de Lénine qui récuse l’idée de Kautsky d’un impérialisme suprême et unique. Il est notoire que l’impérialisme n’est pas un état transitoire et d’urgence pour le capitalisme, mais qu’il en constitue une étape permanente, sinon comment expliquer que nous vivons la phase mondialisée la plus sauvage et la plus hégémonique?
Cette hégémonie se reflète dans deux institutions considérées comme les deux outils de la guerre, le Fonds monétaire international et l’Organisation mondiale du commerce, qui ligotent les économies des pays, une strangulation exacerbée par la libéralisation des marchés et les privatisations. Qu’est-ce que la crise financière qui a frappé l’Europe en 2008, sinon une confirmation de ce qu’ont avancé Lénine et Rosa Luxemburg sur l’afflux de capitaux qui ne sont pas employés dans la production, mais sont exportés vers l’étranger, ce qui permet les flux, et par là même la caractérisation d’impérialisme parasitaire, devenu dernièrement à même de soumettre les pays jouissant d’une indépendance politique, par le biais des prêts aux gouvernements ? Ceci peut être considéré comme une forme de néo-colonialisme, dont les premières victimes sont les classes pauvres et inférieures, lésées par la privatisation et la suppression des subventions, conditions du Fonds monétaire international.
Après ce survol et cette caractérisation on n’a pas de mal à dire que les deux courants sont unis par le déni et l’aveuglement en face du nouveau, un refus qui ne les empêche pas de déraper et d’adopter le discours idéologique de l’impérialisme, sa vision culturaliste et orientaliste, où la gauche traditionnelle ne voit dans la révolution qu’une révolte de salafistes et de terroristes tandis que les libéraux nient l’existence de lien entre les djihadistes et l’Occident, alors que leur déploiement et leur renforcement sont une revendication de l’Occident aussi longtemps que l’Occident diffusera à travers ses médias et de façon méthodique et à dessein des scènes nauséabondes d’égorgement par des djihadistes. Cela soutient et sert l’idéologie du régime qui dit faire face à des takfiri. Le concept de guerre contre le terrorisme, inventé par l’Occident, constitue une échappatoire pour le régime, qui a fait perdre le soutien et la sympathie internationale avec la révolution, et pourrait expliquer l’évidement de la gauche mondiale pour soutenir la révolution.
Pour résumer, ces deux courants, au plan de la caractérisation formelle, s’efforcent de se présenter comme indépendants et contigus. Il n’y a pas de lien relationnel les rassemblant. Il y a un déni dans la gauche traditionnelle de la dépendance qui relie le régime à l’Occident, lorsque les libéraux nient le lien entre l’Occident, le régime et les jihadistes.
Source : http://al-manshour.org/node/
(Traduction de l’arabe, Luiza Toscane, Rafik Khalfaoui)
photo: Kafranbel Syrian Revolution