Nous publions ci-dessous un article rédigé suite à l’intervention de Shadi Abu Fakher à une réunion publique organisée par le collectif “Avec la révolution Syrienne”, le 5 novembre 2015.
Pour comprendre ce qui est arrivé et pourquoi à ce moment particulier, nous devons remonter dans le temps afin de découvrir les raisons cachées de cette agression russe en Syrie.
Attaques contre l’ASL
Après l’assassinat du journaliste américain par Daech (août 2014), et la mise sur pied d’une coalition internationale par les États Unis (EU), visant à en finir avec Daech, feignant d’ignorer que la cause réside d’abord dans le régime syrien, les EU ont exprimé leur souhait de coopérer avec les forces de l’opposition syrienne modérée, afin d’en faire des alliées dans le combat contre Daech. Tous les regards étaient alors tournés vers la brigade des Martyrs de Syrie, dirigée par Jamal Maarouf, et le mouvement HZM dirigé par le général Salim Idriss. Il s’agit des plus importantes formations armées au nord de la Syrie, relevant de l’Armée Libre et basées à Alep et Idleb. Elles sont soutenues par les EU. À la suite de cette déclaration américaine, le mouvement Ahrar Al Cham et le Front Al Nosra ont attaqué par surprise la brigade des Martyrs de Syrie. Un mois plus tard, le mouvement HZM était attaqué. Ainsi, les deux forces essentielles sur lesquelles devaient s’appuyer les EU ont été liquidées.
À ce stade de la mi-2014, il était clair que la Turquie était derrière les islamistes d’Ahrar Al Cham et du Front Al Nosra. La Turquie refusait l’objectif de la coalition, feignant d’oublier Bachar Al Assad. Elle refusait aussi que les EU se soient appuyés sur le PYD (2), la branche du PKK en Syrie. Ce dernier est connu pour sa coordination avec le régime syrien au nord, et sa participation à la répression des manifestations pacifiques dans les régions kurdes au début de la révolution.
Cette attaque de l’Armée libre par le Front Al Nosra et Ahrar Al Cham a eu un impact important dans la population. Le ressentiment populaire à leur endroit a crû à un point tel qu’il a failli menacer leur existence, n’eût été leur sauvetage par le régime qui leur a permis de remporter une victoire importante à Wadi Dhif, qui a contribué à atténuer le ressentiment populaire. Il leur a remis en moins de douze heures la garnison.
Il faut savoir que Wadi Dhif était assiégé depuis plus d’un an et demi par l’Armée libre et que près de 1500 soldats de cette dernière sont tombés au cours de ce siège et des tentatives vaines de le libérer. Cette base est considérée comme responsable de la plupart des bombardements de la banlieue d’Idleb. Il n’y a pas une famille de cette banlieue qui n’ait été victime de cette garnison de Wadi Dhif, en termes de blessés, de morts, ou de destruction de domiciles. La reprise de la garnison de Wadi Dhif par Ahrar Al Cham et le front Al Nosra était révolutionnaire pour tous les habitants de la banlieue d’Idleb. Cela a permis au Front Al Nosra et Ahrar Al Cham de dire qu’ils avaient chassé l’Armée libre parce qu’elle collaborait avec le régime, preuve en était la libération de la base de Wadi Dhif en moins de douze heures. La plus forte présence du Front Al Nosra et d’Ahrar Al Cham était alors enregistrée tandis que l’Armée libre perdait en influence.
La question du PYD
En face, les EU ont poursuivi leur alliance avec le PYD contre Daech jusqu’à la libération de la ville de Tall Abiadh proche de Raqqa, la capitale de Daech. Les forces de Daech se sont retirées de Tall Abiadh sans combat. Des rumeurs ont fait état d’un accord entre le PYD et Daech pour le retrait de Daech de cette ville qui compte un nombre relativement important de Kurdes et sa remise au PYD en échange d’une non intervention de ce dernier dans l’attaque des zones majoritairement arabes dominées par Daech, notamment Raqqa. Ces rumeurs se sont avérées justes avec l’annonce par Salah Muslim, le dirigeant du PYD, que ses troupes ne participeraient pas à la libération de Raqqa. Cela a jeté un froid entre le PYD et les EU.
Lorsque les États-Unis ont commencé à négocier avec la Turquie leur intervention ou leur participation à la coalition anti Daech, la Turquie les a autorisés à utiliser l’aéroport d’Incirlik près de la frontière syrienne. Elle a annoncé sa participation aux attaques contre Daech moyennant un accord avec les EU sur l’établissement d’une zone tampon au nord de la Syrie, sa revendication. On était alors à la mi juillet 2015, mais la Turquie a attaqué principalement le PYD et de façon secondaire Daech. C’est alors que les EU se sont rétractés sur la zone tampon et ont annoncé conjointement avec l’Allemagne à la mi août de la même année leur intention de retirer les missiles Patriot de Turquie, disposés aux frontières turco syriennes pour les protéger d’une éventuelle violation de l’espace aérien turc par les missiles ou les avions syriens. C’est alors qu’ont commencé plusieurs processus parallèles.
Vers une intervention russe
Le premier est le processus russe. Après l’annonce conjointe de l’Allemagne et des EU de leur intention de retirer les missiles Patriot de Turquie, des fuites dans la presse russe et celle du régime syrien ont fait état du renforcement des bases militaires en Syrie, destinées à l’accueil des soldats russes et à l’intensification du soutien russe à Bachar Al Assad. Au début du mois de septembre, soit deux semaines environ après l’annonce du retrait des missiles Patriot, le journal israélien Yediot Aharonot a rapporté que, selon des sources diplomatiques occidentales, la Russie enverrait des milliers de soldats et des dizaines d’avions en Syrie pour combattre Daech et les forces de l’opposition syrienne. L’opération a commencé avec l’extension de l’aéroport d’Hamimim à Lattaquié. Des navires militaires russes ont pris la mer à destination de la Syrie, notamment pour certains par le détroit du Bosphore.
Le second consista en l’accélération des initiatives turques pour créer une zone tampon au nord d’Alep. Elle a utilisé des forces islamiques affidées, telles les Frères musulmans, le mouvement Ahrar Al Cham et autres et a demandé au Front Al Nosra d’évacuer la zone tampon qu’elle projetait d’établir. Le tribunal islamique d’Alep a émis plusieurs décrets interdisant l’utilisation de la monnaie syrienne et la remplaçant par la monnaie turque. La Turquie facilitait simultanément le passage des réfugiés de son territoire vers l’Europe afin d’en faire un moyen de pression sur cette dernière aux fins de la convaincre que la meilleure solution pour endiguer le flux des réfugiés était l’établissement d’une zone tampon offrant une protection à près de cinq millions de personnes.
Le troisième est la feuille de route de De Mistura (3) proposée à l’ONU, alignée sur la position russe, dont le point important est la tenue de négociations entre le régime, la société civile et l’opposition, à condition qu’il détermine la composition de la délégation de cette dernière. Les négociations devraient déboucher sur la constitution d’une assemblée transitoire, adoubée d’un conseil militaire commun de l’opposition et du régime, dont la mission serait de combattre le terrorisme. La feuille de route se conclut sur la tenue d’élections mais n’évoque pas Al Assad. Elle propose un comité de liaison international de parrainage et de supervision de cet accord .
Le quatrième processus se joue sur le terrain : les forces de l’opposition qui ont progressé au nord de la Syrie et leurs soldats ont libéré la quasi totalité d’Idleb et de sa banlieue. L’opposition s’est rapprochée de Lattaquié, le principal fief du régime. À Damas, l’opposition a remporté des victoires importantes. Vingt-cinq positions ont été libérées en banlieue. La route stratégique entre Damas et Homs a été coupée. Le régime syrien a commencé à vaciller et les signes de la chute sont patents.
L’armée russe frappe l’Armée Libre
Yediot Aharonot avait fait état de l’arrivée prochaine de l’armée russe, comme nous le disions plus haut. Effectivement, l’armée russe est arrivée et a commencé ses opérations militaires le 30 septembre. Les missiles Patriot ont été retirés quelques jours plus tard. Les lois de la navigation aérienne ont été réactivées pour empêcher des collisions entre avions russes et avions de la coalition.
Les coups russes se sont concentrés sur l’Armée libre, notamment dans les zones où elle avait progressé récemment, soit aux abords de Lattaquié, à Idleb, Hama et autour de Damas. Cette attaque russe a été concomitante d’une attaque de Daech sur les régions contrôlées par l’opposition à Alep. Cette dernière a été alors prise en tenaille entre les forces du régime, les milices iraniennes et les forces russes à l’ouest et au sud, et Daech à l’est, ciblant essentiellement l’Armée libre sans s’approcher d’Ahrar Al Cham ou du Front Al Nosra.
Ainsi, les avions de la coalition frappent essentiellement Daech en Irak tandis que les avions russes, les forces du régime et Daech frappent l’Armée libre en Syrie, entraînant une nouvelle vague de réfugiés du nord de la Syrie qui participe au déferlement en Europe.
Les propositions de De Mistura et de Poutine
À ce stade, les circonstances sont propices à la mise en œuvre de l’initiative de De Mistura correspondant à la vision russe. Le groupe de liaison, c’est à dire le comité de Vienne, a commencé à discuter d’un avenir pour la Syrie et de modalités d’opérations de paix, sans qu’un seul Syrien n’en soit partie prenante, à l’exception du maître d’hôtel où se tiennent les réunions, comme l’ont noté les Syriens sarcastiques. La Russie a mis sur pied une nouvelle initiative à savoir une banque d’objectifs communs pour la Russie et la coalition internationale, qui ajoute que toute partie militaire refusant d’entrer dans cette opération pacifique, deviendra une cible commune de la coalition et de la Russie.
Les propositions de De Mistura et des Russes posent plusieurs problèmes. Le premier est que De Mistura choisit la délégation de l’opposition. Il y a lieu de craindre que soient intégrées des parties considérées par la Russie comme opposantes à l’instar de Kadri Jamil, vice Président du conseil des ministres syrien et affidé de Bachar Al Assad. Mais il est vendu par le régime et les Russes comme opposant, comme d’autres. On rejouerait les conférences de Moscou de l’opposition syrienne puisqu’on retrouve parmi les présents nombre de noms de soutiens du régime, et qui combattent même avec lui, mais que le régime et les Russes présentent comme opposants. Le deuxième point concerne le maintien de Bachar Al Assad et la banque des objectifs, puisque le maintien de Bachar Al Assad dans l’étape transitoire entraînera le refus des négociations de la majorité de l’opposition armée, impliquée dans la banque des objectifs, et cela aura pour corollaire que la coalition internationale et les Russes frapperont l’opposition syrienne.
Le maintien de Bachar, un obstacle majeur
Si cela devait se réaliser à l’avenir, cela ne serait aucunement une solution pour la Syrie, la guerre continuerait pour une durée indéterminée tant que les Russes camperont sur leurs positions. Il aurait été plus utile pour l’émissaire international qu’est De Mistura de constituer une délégation syrienne émanant de la charte du Caire de 2012, une charte élaborée par toutes les forces de l’opposition syrienne, ratifiée par Moscou comme par l’Occident alors. Et il aurait été plus utile pour les pays participants à Vienne d’affirmer que l’avenir de la Syrie est consacré par la charte du Caire au lieu d’affirmer que l’avenir de la Syrie est l’État laïc, sans consultation du peuple syrien, ce qui va être saisi comme prétexte par beaucoup de forces islamiques en Syrie pour refuser les points des réunions de Vienne, l’avenir de la Syrie y étant selon eux défini par l’Occident et la Russie. Il faut savoir que la charte du Caire affirme la démocratie en Syrie, sa pluralité et sa laïcité. Elle a été proposée par les forces nationales syriennes, balayant ainsi les prétextes des islamistes.
Le maintien de Bachar Al Assad sera l’obstacle majeur à la paix en Syrie, si nous sommes d’accord que le régime syrien est un régime qui gravite autour de Bachar ; dans le cas de son maintien au pouvoir, son système et les forces qui le soutiennent contrecarreront toute solution pacifique. L’expérience yéménite est là pour nous rappeler que Ali Abdallah Salah a continué à gérer ses partisans dans le but de faire avorter toute solution politique. Nous ne devons pas nous attendre à ce que Bachar Al Assad, qui est responsable de l’exil de la moitié du peuple syrien, de l’assassinat de plus d’un demi million de civils et de la destruction de toute la Syrie pour se maintenir au pouvoir autorisera une solution pacifique. Nous savons qu’il ne ménagera aucun effort pour faire avorter le processus de paix.
Shadi Abu Fakher. Traduction de Luiza Toscane. Article paru dans la revue papier l’Emancipation ( http://emancipation.fr/spip.php?article1203 ), décembre 2015 et également publié sur plusieurs sites internet.
Notes :
(1) Harakat Zaman Mohammad ou Mouvement du Temps de Mohammad (NDLT).
(2) Partiya Yekitiya Demokrat ou Parti de l’Union Démocratique (NDLT).
(3) Staffan De Mistura, émissaire des Nations Unies pour la Syrie depuis juillet 2014 (NDLT)
Source : Ensemble