L’escalade du conflit armé sur le territoire syrien, en présence d’une multitude de factions et d’objectifs, a conduit par ailleurs à un black out, et d’aucuns pourraient en déduire qu’il concerne l’autogestion populaire en Syrie. Les chiffres illustrent l’aggravation de la situation interne syrienne avec près de la moitié des Syriens contraints de fuir à l’intérieur ou à l’extérieur du pays, tandis que l’autre moitié est prisonnière du siège, de bombardements militaires incessants et d’une lutte armée entre les factions de diverses forces, ce qui ne manque pas d’interroger sur la réalité de l’autogestion populaire, compte tenu du repli de l’Etat et de ses attaques contre les civils.
Selon l’écrivain marxiste Simon Assaf, qui a rencontré de nombreux militants syriens, « dans les premiers jours de la révolution qui a commencé en mars 2011, les militants ont constitué des comités de coordination locaux pour organiser les manifestations contre le régime de Bachar Al Assad. Des milliers de ces coordinations ont vu le jour dans les quartiers, les villages et les villes à travers le pays. Les comités de coordination locaux sont devenus une voix importante de la révolution ; ils organisent les manifestations et éditent les journaux. Leur objectif reste l’édification d’un Etat civil, pluraliste et démocratique. Ils rejettent fermement toute tentative de « kidnapper » la révolution. Avec le retrait du régime de larges portions du territoire, les coordinations révolutionnaires se sont transformées en conseils locaux. Certains d’entre eux sont au service de centaines de milliers de gens, d’autres sont dans des villages moins peuplés ; ils représentent dans différents coins du pays des millions de Syriens… »
Le rôle des conseils locaux
L’émergence d’expériences populaires répond impérieusement à la situation syrienne. Quand l’Etat cible les ressources, notamment par l’incendie des dépôts pétroliers et de carburant et des cultures agricoles comme cela s’est produit au début du siège de Homs dans la première année de la révolution, les conseils ont évolué pour englober plusieurs secteurs. Le conseil local de la ville de Darayya, dans le Rif-Dimashq [gouvernorat dont la capitale est Damas, NDLT], comprend un bureau du développement et des services qui répare autant que faire se peut les principales conduites d’eau pour en assurer l’adduction dans les logements et les terrains agricoles, et procède à l’enlèvement des débris des voies principales, dus à la destruction, aux bombardements constants, et à la construction de remblais de terre et de tranchées. Il y a un an environ, le conseil du gouvernorat d’Alep a été fondé, composé de dix sections dont la brigade de défense civile. Les membres de cette dernière se répartissent sur trois secteurs visant à couvrir toute la ville d’Alep. Ses tâches consistent à récupérer les corps sous les décombres, sauver ceux qui sont vivants, lutter contre les incendies, apporter les premiers secours aux blessés dans un contexte de pénurie aigue de moyens.
Les conseils locaux des zones assiégées ont joué un rôle majeur dans la réduction de la pression du blocus alimentaire instauré par les forces régulières qui assiègent militairement et dont les avions et l’artillerie bombardent sans cesse. Le conseil local de la banlieue nord d’Hama, par exemple, a rencontré des difficultés d’approvisionnement en farine. Il l’a achetée à des importateurs de Turquie ou a compté sur la contrebande en provenance de régions contrôlées par le régime. Il a dû sécuriser sa distribution, l’acheminer aux populations assiégées ou la vendre à des prix symboliques. Le conseil médical de la ville d’Alep a, lui, annoncé l’ouverture d’un lycée et d’une école d’infirmerie et de secourisme dans les régions libérées sous le contrôle des révolutionnaires pour répondre aux besoins des hôpitaux de campagne.
En collaboration avec le Conseil des révolutionnaires Salaheddine d’Alep et le Centre de documentation des violations en Syrie, le Conseil local de la ville de Darayya dans le Rif-Dimashq, assiégée depuis plus d’un an, a lancé une campagne « Brisons les chaînes maintenant » pour illustrer la situation des détenus dans les prisons d’Assad dont le nombre est estimé à pas moins de deux cent cinquante mille depuis le déclenchement de la révolution il y a trois ans. La campagne a consisté à publier les noms et les photos des détenus et à organiser des rassemblements pour leur libération dans plusieurs capitales comme Beyrouth ; il a également lancé une campagne en septembre dernier, intitulée « Darayya… une histoire d’espoir » qui met à nu les pratiques de l’armée régulière par la publication de rapports sur les conditions de vie désastreuses dans la ville. Le bureau de l’information a activé la campagne en constituant une chaîne humaine nommée « Espoir », la troisième du genre, après celles menées suite au massacre de Darayya d’août 2012, ou en novembre de la même année, après l’offensive militaire sur la ville, et a assuré la documentation du mouvement et des opérations militaires par les moyens médiatiques disponibles.
Avec le blocus asphyxiant d’Al Nabak à Qalamoun en décembre dernier et pendant des combats de plusieurs semaines, le Centre d’information syrien de la ville a dénoncé l’armée régulière qui ciblait la zone par des gaz toxiques et a documenté les crimes odieux commis par les milices irakiennes contre les civils, abattus, brulés à mort et violés.
Quant au camp de Yarmouk assiégé par les forces du régime, le rôle du bureau de Damas sud a consisté à faire connaître les crimes du régime d’Assad dans le camp, en diffusant les premières images de civils se nourrissant de chats, et ce, après la mort de faim de dizaines de personnes à cause du blocus. Grâce au suivi et au relevé des événements à des fins d’information par les activistes, le Centre d’information de la ville de Darayya a pu réaliser un documentaire sur la grande campagne militaire du régime syrien de novembre 2012, pour dénoncer les stratégies et les plans d’encerclement de la ville par l’armée régulière pour la viser avec des armes chimiques. Le bureau a également participé aux secours en sécurisant la sortie des civils à la suite de l’accord avec le régime syrien auquel est parvenue la Croix Rouge sous les pressions internationales pour éliminer les situations critiques fin octobre dernier.
Dans le sillage de la conférence de Genève 2 et des chantages du régime pour gagner de nouveaux territoires sous l’appellation fallacieuse de « réconciliation nationale », le Conseil local de la ville de Darayya a joué un rôle substantiel dans les négociations avec le régime pour briser le blocus de la ville. Ce dernier a utilisé la méthode du blocus pour resserrer son emprise sur les villes, entraînant des cas de raréfaction et de pénurie aigüe de denrées et alimentaires et de nourriture. Le régime recourt au blocus économique concomitamment à l’intensification des frappes militaires et des incursions sécuritaires, qu’il exploite ensuite, en sa qualité du plus fort, pour imposer un choix de négociation pour lever le siège et faciliter l’entrée des vivres et des secours, ou l’exode des populations de la zone affectée. La négociation se fait en échange de la livraison des éléments armés qu’ils soient soldats ou civils, à l’armée régulière. Là, les militants et les membres du conseil local peuvent en payer le prix en se faisant arrêter dès l’entrée en vigueur de l’accord. C’est ce qui s’est produit lors de la fin du siège de Maadhamia, qui a duré plus d’un an, avec l’autorisation donnée à l’exode des femmes et des enfants, permettant l’arrestation par l’armée régulière des hommes âgés de 14 à 60 ans.
En raison de la réalité du terrain des combats et du croisement des objectifs, les conseils populaires naissants ont pris contact avec les éléments armés dissidents de l’Armée libre. Le Conseil de direction de la révolution d’Hama a expliqué les différents moyens utilisés par les militants pour s’adapter aux circonstances du combat imposées par le régime, à savoir l’utilisation du bombardement aérien, comme moyen principal pour la pénétration militaire. A travers des observatoires déployés comme à Kafar Nabouda à Hama, les membres du Conseil de la direction de la révolution se sont appuyés sur des éléments militaires et leur étude de ces observatoires qui suivent le mouvement des avions dès leur sortie de l’aéroport jusqu’à leur arrivée. Ils en établissent les coordonnées et les lieux de bombardements probables et de là, ils généralisent l’information aux révolutionnaires et exhortent les populations à quitter les zones ciblées et à se réfugier dans des endroits plus sûrs afin de minimiser les pertes humaines. Avec les coupures de courant et l’intensification du blocus, l’importance des observatoires s’en est trouvée accrue auprès des populations en tant que source d’information disponible la plus précise face à la désinformation officielle.
Les expériences populaires d’autogestion ont fait miroiter la possibilité d’élections et d’une libre participation à un scrutin. L’élection du conseil local de Darayya, qui a été constitué avant l’invasion de la ville par les forces régulières en novembre 2012, s‘est déroulée conformément à un règlement interne rédigé par les citoyens dont le contenu pourrait être développé de manière cyclique. Le Conseil sera changé régulièrement, puisque la rotation électorale est de six mois. On élit alors les présidents des bureaux sectoriels, le président et le vice-président du conseil ; l’effectivité de l’instance de contrôle est assurée par la création d’un conseil législatif dont les membres sont élus aussi par ces bureaux. A Deir Ez Zor, à l’est du pays, les populations ont désigné les membres et les responsables du conseil local en février de l’année passée. Il s’agit de la première élection dans la ville à laquelle les citoyens ont participé en toute liberté depuis plus de quarante ans. La publication préliminaire du règlement interne des conseils locaux dans les gouvernorats comportait la définition des tâches des conseils et des divisions administratives, les conditions pour en devenir membre, les objectifs et finalités des activités des conseils.
Le concept d’expériences populaires englobe des initiatives populaires variées qui assurent l’approvisionnement alimentaire de régions relativement sûres mais aussi de régions sinistrées et l’organisation populaire de l’enseignement qui avait cessé depuis que le régime avait ciblé plus de deux mille écoles dans le pays.
Les défis des expériences populaires
De même que les forces régulières ont réprimé de façon excessive et ciblée les militants révolutionnaires, en tentant sans cesse de liquider la révolution, l’Etat Islamique en Irak et au Levant « EIIL » a joué le même rôle hostile en arrêtant les militants, en lançant l’assaut sur le siège des médias de Kafar Nabel et en tentant de substituer aux conseils populaires élus une légitimité imposée contredisant radicalement les revendications populaires, suscitant de nombreuses manifestations et des grèves comme à Aazaz au début de cette année.
Les expériences populaires font face aussi aux tentatives de prise de contrôle par l’opposition à l’extérieur, compte tenu de l’importance qu’aura la base dans l’étape post Assad ; ils choisissent des directions non élues par le peuple pour administrer ces conseils. On ne peut faire l’impasse non plus sur des cas dans lesquels les conseils civils se sont constitués à partir des conseils militaires en raison du déclenchement de la lutte armée avant celle populaire dans certaines zones.
En résumé, les pratiques dévastatrices et répressives du régime pendant trois ans, au milieu des mobilisations sur le terrain, ont pris appui sur la division des zones et leur blocus effectif. Elles ont participé dans une large mesure à affaiblir l’état organisationnel de tous les noyaux populaires alternatifs. Cela a déteint évidemment sur la faiblesse des perspectives de ces structures organisationnelles, les réduisant au point de s’adapter aux circonstances environnantes. Et c’est ce qu’il faut avoir à l’esprit lorsqu’on évalue les expériences autogestionnaires en Syrie.
Dina Amor
Bustan Al Kassar, Syrie
Source : http://revsoc.me/arab-and-international/27516/
(Traduction de l’arabe, Luiza Toscane, Rafik Khalfaoui)