Je voudrais d’abord me présenter. Je suis philosophe des sciences et mes cours à l’université de Bruxelles essaient d’expliquer aux étudiants pourquoi la recherche scientifique est une activité très spéciale, pourquoi elle permet aux scientifiques de prétendre qu’un résultat scientifique est fiable.
Je leur explique que lorsque les scientifiques affirment qu’ils ont réussi à démontrer une hypothèse – par exemple, récemment, au CERN, que le boson de Higgs existe, ou bien que le réchauffement climatique est une réalité – c’est parce que cette réussite a été discutée, mise à l’épreuve et finalement acceptée par une communauté d’un genre très spécial. C’est une communauté qui réunit des collègues pour qui la fiabilité du résultat est cruciale parce que eux-mêmes devront en tenir compte dans leur recherche. La recherche scientifique est en effet un processus cumulatif. Un résultat nouveau est important pour les collègues qui travaillent dans le même champ, car ils vont chercher ses conséquences, pouvoir poser de nouvelles questions, appuyer sur lui de nouvelles orientations de recherche. C’est pourquoi ils ont intérêt à objecter, à chercher une faiblesse, à mettre à l’épreuve un résultat qui les intéresse. Cette communauté est spéciale parce que objecter n’y est pas un acte hostile, c’est une manière de coopérer. La proposition d’un scientifique ne peut être acceptée que si elle a surmonté les objections de collègues.
C’est pourquoi, depuis qu’il y a des communautés scientifiques elles ont défendu leur autonomie. Elles ont demandé qu’on leur donne la possibilité de déterminer si un résultat scientifique était fiable. Cela ne veut pas dire que ces communautés étaient coupées du monde des intérêts sociaux et économiques, mais que ces intérêts ne pouvaient pas court-circuiter la question de la fiabilité qui est la préoccupation des scientifiques, la condition du processus de recherche qui les rassemble.
Cependant, depuis dix ans je dois également expliquer à mes étudiants que ce processus de recherche est en grande danger d’être détruit. C’est le résultat de la politique scientifique développée à partir des années quatre-vingt, que l’on appelle « économie de la connaissance », qui a mis fin à l’autonomie des communautés scientifiques. Désormais une recherche, pour être financée par l’argent public, doit aussi être soutenue par le privé. Cela signifie que les scientifiques ont beaucoup moins besoin que leurs résultats soient mis à l’épreuve par leurs collègues. Il y a désormais bien d’autres moyens de réussir « scientifiquement », et ce sont des moyens beaucoup moins exigeants car la fiabilité des résultats d’une recherche, sa capacité à répondre aux objections n’est pas ce qui intéresse l’industrie. Elle n’est pas nécessaire pour prendre un brevet ou inventer un procédé. Il se pourrait bien que la fiabilité des résultats scientifiques se perde parce que chaque chercheur ne dépendra plus de sa communauté mais de l’intérêt qu’il peut susciter chez des partenaires industriels.