De ce point de vue il est fatal que les conflits d’intérêt se multiplient, lorsqu’un scientifique appelé à donner un avis expert est lié aux intérêts industriels qui sont en jeu dans l’expertise. Il y a tout simplement de moins en moins de scientifiques indépendants. D’autre part, on entend de plus en plus parler de fraudes scientifiques et d’articles retirés après publication, ce qui implique que les referees n’ont pas fait leur travail. Cela pourrait bien signifier que les scientifiques ne sont plus intéressés à objecter, plutôt à maintenir l’attractivité de leur champ, ses promesses, sa compétitivité. Dans ces conditions, nul n’a vraiment intérêt à remettre en question les résultats d’un collègue, à objecter, surtout si les objections devaient remettre en question les promesses associées à un champ de recherche. On ne scie pas la branche sur laquelle tous sont assis. Les voix dissidentes sont désormais ignorées comme un « point de vue minoritaire », dont il n’y a pas lieu de tenir compte. Leurs objections sont passées sous silence. A la limite, et cela s’est déjà vu dans le champ de recherche portant sur les organismes génétiquement modifiées, ils seront privés de crédit de recherche, isolés et disqualifiés.
C’est donc avec une grande inquiétude que je vois des expérimentations comme celles de Wetteren être qualifiées de scientifiques alors qu’elles ne produisent aucune connaissance contribuant à l’avancement des connaissances mais relèvent seulement d’une stratégie industrielle. Je suis inquiète parce que dans l’avenir nous auront besoin de sciences fiables pour répondre aux terribles problèmes écologiques qui nous attendent. Je voudrais donc souligner que l’opposition aux Plantes génétiquement modifiées n’est pas d’abord une position anti-scientifique. Beaucoup de scientifiques encore attachés à la fiabilité des sciences partagent cette opposition parce qu’ils savent qu’ils ne peuvent plus se fier aux arguments des scientifiques qui travaillent dans ce domaine, parce qu’ils savent que les recherches qui seraient nécessaires pour évaluer les effets des plantes génétiquement modifiées ne sont pas subventionnées, faute de partenaires industriels, et donc ne sont pas menées.
Pour moi, le fait que des citoyens interviennent comme ils l’ont fait à Wetteren n’est pas donc du tout une menace contre la liberté de la recherche scientifique. C’est plutôt un signal d’alarme que les communautés scientifiques devraient entendre si elles veulent que la relation de confiance des citoyens envers la science ait une chance de se prolonger. La confiance, cela se mérite et le fait de confondre recherche scientifique et stratégie industrielle est en train de favoriser l’idée que les sciences sont des entreprises intéressées comme les autres, pas plus fiables que les autres : il n’y a pas plus de raison d’écouter un scientifique que d’écouter le chargé de communication d’une entreprise.
Je voudrais aussi souligner que l’action de Wetteren appartient à la tradition de désobéissance civile non violente. C’est une action politique, annoncée publiquement, menée au grand jour, motivée par des raisons d’intérêt commun. Son premier objet est d’attirer l’attention du public sur la manière dont l’agriculture est aujourd’hui redéfinie par les stratégies industrielles et sur les dangers de cette redéfinition. Il est impossible de parler à son sujet de violence, car la violence a pour but de faire taire les gens, de les forcer à se soumettre. Ici, il s’agit de leur demander de réfléchir, de s’informer, de ne pas faire confiance à ceux qui affirment que l’avenir de l’agriculture ce sont les plantes génétiquement modifiées.
De telles actions visant les plantes génétiquement modifiées ont eu lieu dans la plupart des pays européens, et c’est grâce à elles que le débat reste ouvert en Europe. Sans de telles actions, les voix critiques auraient été étouffées. Les autorités publiques auraient refermé le dossier avec quelques mesures destinées à rassurer une population jugée frileuse, inquiète pour sa santé ou refusant l’innovation. C’est parce que le débat est resté ouvert que des problèmes qui intéressent l’avenir commun ont pu être envisagés avec un sérieux que l’on ne retrouve pas du tout dans les textes écrits par les scientifiques qui travaillent en biotechnologie et se bornent souvent à montrer les avantages des plantes génétiquement modifiées et à rassurer quant aux risques.