La documentation qui a été diffusée à l’occasion de l’action de Wetteren est hautement informative. Ceux qui l’ont produite ne sont pas le moins du monde des fanatiques excités. Je dirais même que certains sont de véritables chercheurs parce qu’ils ont participé à l’apprentissage des raisons nombreuses pour lesquelles les stratégies industrielles de redéfinition de l’agriculture sont un danger pour l’avenir de l’humanité et une menace de désastre écologique. Ils analysent les effets de la mise sous brevet des semences, les dangers de la monoculture du fait de sa vulnérabilité aux épidémies, l’impossibilité d’empêcher des transferts génétiques disséminant les gènes intégrés à une plante à d’autres plantes ou d’éviter l’apparition de champignons ou d’insectes qui résistent aux pesticides que produisent par exemple les pommes de terre expérimentées à Wetteren.
Et les faits leur donnent raison. Aux Etats Unis et au Canada, les agriculteurs doivent désormais lutter contre ce qu’on appelle des super-mauvaises herbes, devenues résistantes au Round Up l’herbicide que tolère le soja génétiquement modifié de Monsanto. Ils doivent les arracher à la main ou multiplier les doses de Round up ou abandonner leurs terres devenues incultivables. Depuis des années, des biologistes inquiets avaient prévu ce transfert génétique de la plante génétiquement modifiée vers certaines mauvaises herbes, un transfert que Monsanto et ses allés scientifiques avaient jugé tout à fait improbable.
Il existe encore des scientifiques qui luttent sur le front de la recherche scientifique, en toxicologie par exemple, pour faire reconnaître aux autorités publiques que les tests garantissant le caractère sans danger pour la santé des pesticides et autres molécules librement diffusées dans l’environnement sont inadéquats. Ou qui mettent en cause le secret industriel qui fait que les garanties offertes par les industries à propos des conséquences des OGMs sur la santé et l’environnement sont invérifiables. Mais ces scientifiques, minoritaires, ont besoin des activistes parce que sans eux leurs travaux n’auraient aucun écho. C’est ce qu’on a vu avec la récente affaire Seralini, lorsque l’EFSA, Agence Européenne pour la Sécurité des Aliments, a non seulement rejeté des travaux qui, affirmait-elle, ne suffisaient pas à prouver le danger du Round up pour la santé, mais a aussi a déclaré inutile que d’autres travaux soient menés à ce sujet. Si un jour les autorités sanitaires devaient être forcées de prendre au sérieux la possibilité d’un empoisonnement silencieux des populations, malgré les intérêts industriels qui seraient alors mis en cause, ce sera en raison d’une pression publique, et une telle pression est précisément ce que les actions de désobéissance civile ont pour but de susciter.
Nous vivons, dit-on, en démocratie, mais il n’y a pas de démocratie si le droit de penser l’avenir, c’est-à-dire aussi de penser les menaces qui pèsent sur cet avenir n’est pas reconnu comme crucial. Or, ce droit ne se heurte pas seulement aujourd’hui à un sentiment d’impuissance général, mais aussi à un véritable refus. On nous demande de faire confiance là où nous n’avons vraiment aucune raison d’avoir confiance. On nous dit « circulez, il n’y a rien à voir, rien à penser ». L’action de désobéissance civile de Wetteren est un appel à résister à cette situation. Les activistes sont les premiers défenseurs d’une démocratie qui a besoin que tout un chacun nous devenions capables de poser des questions qui nous concernent, qui concernent l’avenir commun.
–Isabelle Stengers, 28 mai 2013