La Torah, le Nouveau Testament, le Coran, l’Avesta, les Védas, le Tripitaka sont des textes sacrés. On ne touche pas au sacré. On maintient ces textes comme ils sont car il s’agit de la parole divine. Je laisse de côté la question de la composition définitive de ces écrits. Leur transmission de génération à génération est, ou a été, un élément central dans le maintien des traditions d’une culture. Ce sont des récits très anciens et parfois pas faciles à comprendre. Nous lisons par exemple dans le Coran « Si Dieu l’aurait voulu Il aurait fait de vous une seule communauté. Mais Il maintient en erreur ceux qu’Il a choisi et Il donne conseil à ceux qui Lui plaisent. Et Il vous interrogera sur toutes vos actions. » (sourate 16:93, L’Abeille). On peut se poser la question si les ennemis de Dieu peuvent être rendus responsables de leurs méfaits si c’est Dieu qui les a conduits vers l’erreur. Le Coran ne donne pas de réponse à cette question. Autre exemple: qu’en est-il de la grâce dispensée par Dieu ? Ni le Coran ni la Bible ne répondent à cette question pour la bonne raison que ce sont des récits inspirés par Dieu et non pas des traités de théologie dogmatique. C’est aux théologiens de répondre aux questions laissées sans réponse divine. Ce qui pose la question de l’interprétation, et c’est précisément des problèmes d’interprétation du texte biblique qu’est née la technique qui porte le nom d’herméneutique.
Regardons maintenant les textes sacrés plus terre à terre, ceux par exemple de Karl Marx. Ces textes ont étés et sont souvent utilisés de façon dogmatique. Puisque l’Introduction à la critique de l’économie politique de 1859 nous dit que le communisme primitif était suivi par l’esclavage, puis par le féodalisme et que celui-ci sera suivi par le capitalisme et finalement par le socialisme (ou communisme si vous préférez), cette succession linéaire est absolument nécessaire. Quiconque voudrait sauter d’un régime semi-féodal comme la Russie tsariste en 1917, sans passer par la phase bourgeoise, pour avancer vers le socialisme, est un hérétique, un contre-révolutionnaire, un blanquiste, un utopiste, un précurseur du totalitarisme. Le livre d’Engels sur l’Origine de la famille, de la propriété privée et de la famille (1884) est aujourd’hui sujet à des controverses et critiques profondes parmi les anthropologues, non seulement à propos du « communisme primitif », mais aussi sur l’origine de l’oppression des femmes…
Pour les besoins d’une cause on censure parfois les textes sacrés des fondateurs de la doctrine marxiste (comme La Critique du Programme de Gotha censurée par les sociaux-démocrates allemands pour ne pas offenser l’aile lassalienne des socialistes), ou on limite leur tirage, ce qui a été le cas des Grundrisse, le « brouillon » du Capital qui relativise par exemple la succession des modes de productions à travers l’histoire, mentionnée plus haut, ce qui ne convenait pas à Staline qui ne connaît que cinq stades fondamentaux se succédant nécessairement. Mais les problèmes ne s’arrêtent pas là. Il y plusieurs marxismes: le marxisme académique, le marxisme positiviste, le marxisme néokantien, le marxisme-léninisme, le marxisme dit révolutionnaire et récemment le marxisme analytique. Comment expliquer cette diversité ? Mauvaise lecture ? Suffit-il alors de « lire » attentivement ce qu’ont écrit les pères fondateurs pour y échapper ? La réponse est non, pour plusieurs raisons. Ces pères ne pouvaient se mettre dans les souliers de leurs lecteurs futurs qui sont confrontés à des problèmes inconnus et non prévus par ces mêmes pères. Ceux-ci ne s’exprimaient pas toujours exhaustivement sur certaines questions et changeaient parfois pendant leur vie le contenu des concepts employés. Marx n’a pas pu écrire son livre sur les classes sociales. Alors comment définir le concept de classe ? Question essentielle pour le matérialisme historique. Est-ce un élément typique de la société capitaliste, car dans féodalisme il s’agit plutôt d’états (les Stände en allemand : seigneurs, clercs, paysans, serfs, etc.). La bureaucratie soviétique était-elle une classe ? D’autant plus que le corpus Marxien exige une telle érudition qu’on passera sa vie à l’étudier avant de pouvoir produire soi-même du marxisme. Mais il y a aussi un élément idéologique dans la réception de Marx qu’on peut résumer par l’adage « À chacun selon ses besoins ». On utilise Marx dans un but politique, ce qui fait qu’on est confronté avec d’autres conceptions programmatiques et cela se passe dans des conditions sociopolitiques déterminées. On n’échappe jamais complètement à la pression de la vie réelle. On est donc poussé à lire ce que l’on veut bien lire, et à interpréter comme on veut interpréter. Alors, comment sortir de ce piège idéologique ? Par la psychanalyse ? Je crois plutôt par la praxis, par la preuve matérielle qui succède à l’action politique. « La question de savoir s’il faut accorder à la pensée humaine une vérité objective n’est pas une question de théorie, mais une question pratique » nous dit la 2e thèse contre Feuerbach. « C’est dans la pratique que l’homme doit prouver la vérité, i.e. la réalité effective et la puissance, le caractère terrestre de sa pensée. La dispute concernant la réalité ou la non réalité effective de la pensée – qui est isolée de la pratique – est une question purement scolastique.»
(Prochain article : La vodka éternelle)
photomontage: Little Shiva