Comme les marxistes sont des êtres humains, ils ont aussi des loisirs autres que de lire des ouvrages politiques. Il arrive même que certains passent une partie de leur temps libre à jouer à ce phénomène de société récent que sont les jeux vidéo.
Cependant, comme toute forme d’expression artistique, l’industrie du jeu vidéo peine à sortir du cadre de la superstructure idéologique fournie par le système capitaliste. Tout comme pour l’industrie cinématographique, rares sont les œuvres qui véhiculent une critique des rapports de société. Mais il ne faudrait pas pour autant en conclure que les jeux constituent en soi un outil permettant la reproduction des rapports de production et des oppressions spécifiques si caractéristiques de notre société. Les jeux indépendants constituent ainsi une niche où peuvent s’exprimer et s’expérimenter certaines formes originales. The Stanley Parable en est une illustration remarquable.
Le jeu en question commence par une introduction marquante : « Voici l’histoire d’un homme appelé Stanley. Stanley travaille pour une entreprise dans un grand building, où il était l’employé numéro 427. Le travail de l’employé 427 était simple. Il s’asseyait devant son bureau dans le local 427 et appuyait sur des boutons du clavier. Les ordres venaient à lui à travers un écran, lui disant quels boutons appuyer, combien de temps les appuyer, et l’ordre dans lesquels il devait les appuyer. Voici ce que l’employé 427 faisait chaque, chaque jour, chaque mois, chaque année. Et si certains pourraient considérer ce travail insupportable, Stanley appréciait les ordres qui lui étaient donnés, comme s’il avait été fait pour ce travail. Stanley était heureux. » [1]
Un formidable clin d’œil aux conditions de travail des catégories les plus surexploitées des travailleurs ? Fort probablement. Mais le jeu n’est pas une critique du travail salarié pour autant. L’intrigue commence lorsque, après plusieurs heures sans avoir reçu de messages sur son écran, Stanley se rend compte que tous ses collègues semblent avoir déserté le bâtiment. C’est alors que débute l’aventure dont le but sera de découvrir ce qu’il se passe.
Pas de graphismes ultra-réalistes éblouissants ici. Les couloirs que vous arpentez sont gris et austères, et se ressemblent tous. Pas d’armes à feu automatiques, grenades ou explosifs en tout genre non plus. Le jeu se présente plutôt comme un jeu banal à la première personne où vous parcourez seul les méandres de cet énorme bâtiment dans le seul but de découvrir où sont passés tous vos collègues de travail. Pas vraiment seul cependant, car vous serez constamment accompagné de la voix off du narrateur. Et c’est précisément sur cet aspect que The Stanley Parable base toute son ingéniosité.
A de nombreux moments, vous vous retrouverez dans des situations où vous aurez la possibilité de ne pas suivre les injonctions de la narration. Si par exemple vous avez deux portes devant vous, et que le narrateur vous dit de prendre celle de droite, vous pouvez parfaitement prendre celle de gauche. Vous avez donc l’illusion d’avoir une vraie marge de liberté dans l’histoire.
Pourquoi l’illusion ? Parce que quoi que vous fassiez, le narrateur le savait. Le narrateur l’avait prédit. Et si les choix que vous réalisez ne cadrent vraiment pas dans la narration, vous êtes tout simplement ramené au point de départ.
Même chose dans ce système capitaliste dont la persistance dépend de l’illusion de liberté qui lui est associée. Mais les espaces de liberté varient en fonctions des conditions matérielles qui font notre existence, et dont on ne peut s’affranchir individuellement. L’émancipation collective ne pourra se passer de l’égalisation de ces conditions matérielles, ce qui rentre en contradiction avec les principes mêmes de ce système. Pour l’émancipation donc, il faut s’affranchir de la narration capitaliste.
— Ernesto Reed
[1] citation et images: The Stanley Parable