Dans un article mis en ligne sur son site, le militant québécois Marc Bonhomme me range dans la charrette de celles et ceux pour qui la menace climato-négationniste de Trump justifierait une union sacrée en défense de l’accord de Paris sur le climat. Marc Bonhomme écrit en effet ceci: « La levée de boucliers anti-Trump pour sauver l’Accord de Paris est quasi générale tant du côté des transnationales, y compris pétrolières, que des grands États pollueurs, sauf la Russie, qui l’ont ratifié en un temps record. S’y joint l’anticapitaliste Daniel Tanuro, connu pour son expertise eu égard à la question climatique. (Selon) Daniel Tanuro, ‘si Trump passe à l’acte [de renier l’Accord], il s’agira d’un crime climatique majeur’. » (1)
L’idée que je rejoindrais les multinationales et les grands Etats pollueurs dans une alliance interclassiste pour « sauver l’accord de Paris » n’a aucun fondement et est aux antipodes de mes convictions. Marc Bonhomme amalgame mon point de vue à sa lecture de celui de Maxime Combes, qui plaide pour une « alliance entre la société civile, les scientifiques du climat et la petite partie des forces économiques, hérauts du capitalisme vert mais réellement sincères en matière de lutte contre les dérèglements climatiques » (2). L’honnêteté commande toutefois de noter que Maxime Combes, dans cette citation, parle de « petites fractions » minoritaires du patronat, et pas des cercles dominants du grand capital, comme Marc Bonhomme le laisse entendre… Mais je ne suis pas Maxime Combes, qui précisera son opinion lui-même, s’il le souhaite.
Contre Paris et contre Trump
La mienne est très simple : tout en dénonçant l’accord de Paris, j’estime qu’il faut tirer la sonnette d’alarme face au danger supplémentaire et redoutable que pourrait constituer la mise en cause de cet accord par les Etats-Unis. Je ne vois là aucune contradiction. Le fait que l’accord de la COP21 soit mauvais n’implique pas que sa dénonciation éventuelle par Trump constituerait une péripétie sans importance dans la destruction capitaliste de la planète. Pour prendre un exemple dans un tout autre domaine : les accords d’Arusha sur le Rwanda, en 1993, étaient très insuffisants. Aucune mesure n’était prise contre les fanatiques du hutu power et rien n’était entrepris pour éliminer le terreau social où s’enracinaient leurs discours de haine contre les Tutsis et contre les Hutus démocrates. Il serait cependant absurde de prétendre que la dénonciation d’Arusha par la clique d’Habyarimana n’était qu’un détail : elle a débouché sur le génocide d’un million de Rwandaises et de Rwandais.
Certains diront sans doute que la comparaison est tirée par les cheveux. Il y a pourtant un point commun important: la désignation de boucs émissaires afin de détourner l’attention d’une crise et des problèmes sociaux causés par la frénésie d’enrichissement des possédants. Organisés dans l’Akazu, les dirigeants du hutu power stigmatisaient les Tutsis pour garder le monopole du pouvoir et les prébendes de la corruption. Trump stigmatise « les Chinois » pour protéger les profits de ses amis capitalistes des secteurs charbonnier et pétrolier. Le nouveau président des USA ne prépare certes pas un génocide pour arriver à ses fins ; mais, s’il arrive à ses fins, il est fort probable que plusieurs centaines de millions d’êtres humains le paieront de leur vie. Circonstance aggravante (et autre point commun): Trump joue délibérément et cyniquement la carte de l’irrationnel et de l’obscurantisme, en niant les conclusions formelles des scientifiques. C’est pourquoi je persiste et signe : la dénonciation de l’accord de Paris par les USA serait un crime contre l’humanité.
Sur le fil du rasoir
La critique de Marc Bonhomme me semble découler d’une forte sous-estimation de la gravité du changement climatique. Pour rappel : dans son 5e rapport, le GIEC proposait une estimation du « budget carbone » encore disponible pour avoir 66% de chance de ne pas excéder 1,5°C de réchauffement d’ici la fin du siècle (par rapport au 18e siècle). Pour la période 2011-2100, ce « budget » était évalué à 400 GT. Les émissions de CO2 étant de 40GT/an environ, il reste à présent, et au rythme actuel de consommation, cinq années au cours desquelles on peut brûler des combustibles fossiles. En 2021 au plus tard, il faudra fermer le robinet. Il est évident qu’une transition vers un système zéro carbone ne peut plus être réalisée à temps, les délais sont trop courts. En clair : il est d’ores et déjà impossible de rester dans l’enveloppe du « budget 1,5°C ». Ramener les émissions de gaz à effet de serre à zéro ne suffit donc plus : il faut que les émissions deviennent négatives. Autrement dit, il faut d’ici la fin du siècle retirer une certaine quantité de CO2 de l’atmosphère.
Quelle quantité et comment ? La réponse dépend évidemment de l’ampleur du dépassement. S’il reste limité, une utilisation rationnelle et prudente des sols peut permettre de ramener le climat dans les rails (3). Mais cette solution de rattrapage ne sera plus praticable au-delà d’une certaine limite. Or, cette limite, Trump risque précisément de nous la faire franchir – en particulier s’il relance la production de houille aux Etats-Unis, encourageant du même coup d’autres pays producteurs à faire de même. Nous sommes donc vraiment sur le fil du rasoir. Paris ne résout rien, Paris est insuffisant écologiquement et injuste socialement, les engagements de la Chine et des USA, en particulier, ne font que traduire en chiffres le rythme actuel des investissements capitalistes dans les énergies renouvelables. Le Clean Energy Plan d’Obama ne permet pas de sauver le climat… OK, tout cela est exact. Mais si tout cela est jeté par-dessus bord, nous perdrons la mince possibilité qui subsiste encore d’éviter le basculement dans la catastrophe absolue sans recourir aux technologies d’apprenti-sorcier des géoingénieurs.
Un espace de lutte à reconquérir
Marc Bonhomme a raison sur un point : « La levée de boucliers anti-Trump pour sauver l’Accord de Paris est quasi générale tant du côté des transnationales, y compris pétrolières, que des grands États pollueurs ». Il faut y voir la manifestation du fait que les classes dominantes se sont majoritairement inclinées devant la réalité, et comprennent désormais que le réchauffement menace très sérieusement la stabilité de leur domination. Depuis la COP21, je n’ai cessé de souligner ce point : contrairement à ce qu’affirment certains, l’accord de Paris n’a pas été imposé par la pression du mouvement climat. Il résulte en premier lieu du fait que les principaux gouvernements de la planète ont adopté une stratégie climatique de marché, taillée sur mesure pour les multinationales et élaborée en étroite collaboration avec elles (dans le cadre du « dialogue stratégique de haut niveau » mis en place à la COP20).
Le climato-négationnisme de Trump est en décalage par rapport à cette évolution au sein des classes dominantes – y compris aux Etats-Unis. Il n’est donc pas certain qu’il sera transformé en actes. Sur ce point aussi, Marc Bonhomme a raison, car c’est la classe dominante qui dirige en dernière instance. Mais miser sur le fait que la fraction éclairée du capital convaincra à temps le nouveau locataire de la Maison Blanche des vertus de la transition énergétique reviendrait paradoxalement à entretenir à propos du capitalisme vert les dangereuses illusions que Marc Bonhomme entend dénoncer. Les individus jouent un rôle dans l’Histoire. Pour le moment, le président élu place clairement ses pions selon une logique climato-négationniste. Je pense que les grands médias prennent leurs souhaits pour des réalités et endorment l’opinion en prétendant qu’il « met de l’eau dans son vin » (4). Selon moi, les déclarations du futur locataire de la Maison Blanche ne font au contraire que confirmer ses propos de campagne. Il sème la confusion, certes, mais la menace est très réelle.
Face à cela, je ne propose absolument pas d’unir les forces en défense de l’accord de Paris, comme le dit Marc Bonhomme. Comme d’autres, je propose au contraire de saisir la chance qui se présente pour reprendre l’initiative, en toute autonomie par rapport au processus des COP. A Paris, la répression policière a étouffé le mouvement pour le climat. Ensuite, dès la fin du sommet, une gigantesque opération internationale de communication a été orchestrée, sur le thème « tout est résolu, faites confiance à vos gouvernements et au marché». L’arrivée d’un climato-négationniste à la tête de la plus grande puissance du monde capitaliste, principale responsable historique du réchauffement, montre clairement qu’il n’en est rien. Du coup, un espace s’ouvre pour relancer la mobilisation sociale et contester en pratique la politique d’union sacrée autour de l’accord. Aux mouvements sociaux de l’occuper en luttant contre l’extractivisme et pour promouvoir des solutions anticapitalistes, dans une perspective écosocialiste.
(1) http://www.marcbonhomme.com/
(2) Maxime Combes, Climat : que faire après l’élection de Trump ? – La transition, un projet pour reconstruire la société et le politique, Médiapart par ESSF (article 39504), 14/11/16 http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article39504
(3) C’est possible, à condition de rompre avec l’agrobusiness pour généraliser des pratiques agricoles et forestières écologiques, permettant de stocker de grandes quantités de carbone dans les sols.
(4) http://www.lcr-lagauche.org/un-climato-negationniste-ca-trump-enormement/