La planète peut arrêter de tourner autour du soleil, les Diables Rouges ont décroché leur qualification pour le Brésil.
Olé… Olé olé, olé, we are de champions. Enfin, pas encore tout-à-fait. Mais si j’en crois mon jardinier, ce ne serait plus qu’une formalité.
La joie populaire est à son comble. Interdiction de jouer les rabat-joies ; personne n’est autorisé à bouder son plaisir. Tous ensemble, tous ensemble derrière Kompany, Hazard, Lukaku et tutti quanti…
Soit.
Mais faut-il pour autant abdiquer son esprit critique, je vous le demande, camarades ?
Car le football n’est pas seulement le sport le plus pratiqué et le plus apprécié dans le monde. Il est aussi un formidable business. Avec un chiffre d’affaires global de quelques 400 milliards d’euros par an. Avec une publicité omniprésente. Avec des droits télévisés de retransmission des matchs vertigineux. Avec ses grands clubs côtés en bourse et parfois… terriblement endettés. Avec des propriétaires et des actionnaires issus du monde de la finance et de l’entreprise ; hier Berlusconi à Milan ou Tapie à Marseille ; aujourd’hui Duchatelet au Standard de Liège ou un groupe quatari au Paris Saint Germain. Avec des joueurs qui gagnent des sommes pharaoniques, à rendre jaloux les patrons les mieux rémunérés des plus grandes boîtes. Avec son milieu interlope, ses conseillers juridiques, ses managers et autres « intermédiaires », qui fristouillent dans les coulisses. Avec des matchs truqués et de drôles de maffias. Avec son dopage, comme dans toutes autres activités sportives.
Et puis, il y a la sacro-sainte compétition, à l’image du capitalisme. La lutte de chaque équipe contre toutes les autres. La volonté de dominer les rivaux. La course éperdue à la victoire. La convoitise des titres et des coupes. Et en arrière plan, toujours d’immenses intérêts financiers ou… politiques, en jeu.
Car le nationalisme n’est jamais très loin de l’affairisme sportif. Ah cette ritournelle concernant l’équipe nationale qui serait le dernier « ciment » de la Belgique. Avec Philippe le Premier, sa Majesté Mathilde et les frites au pickles. Non, peut-être ?
Et puis, le football mobilise des bataillons de supporters qui sont aussi des… bataillons d’électeurs ! On se souvient de Jacques Chirac remettant la coupe du monde à Zinédine Zidane et à ses équipiers tricolores, en 1998. Et personne n’a raté la poignée de mains de Di Rupo à nos vaillants représentants, à l’entame du match contre la Croatie. Même le porte-parole du « plus grand des petits partis de gauche » confesse à longueur de journée, sur les « réseaux sociaux », sa passion immodérée pour le ballon rond. Je ne sais s’il s’agit là de « déviationnisme petit-bourgeois », mais une voix est une voix, même enrouée à force de crier sur les gradins. Et Raoul aussi sait compter…
Bref, la majorité de nos concitoyens adore regarder 22 types, en culottes courtes et en chaussettes longues, courir après une malheureuse petite balle. Ils ne ratent donc pas une occasion de rester tétanisés devant le petit écran ou de s’entasser dans les stades du Royaume.
Simple délassement inoffensif ? Moyen d’échapper aux terribles réalités de la vie ?
A moins que cette évasion factice ne soit une véritable aliénation. Le pain et les jeux du XXIème siècle, avec ses nouveaux gladiateurs, ses foules avides de sensations fortes, ses empereurs bienveillants. Qu’ils soient chefs d’Etat, grands capitaines d’industrie ou géants de la finance.
Il n’est, en effet, pas anodin de voir la famille royale siéger aux côtés d’un quarteron d’excellences ministérielles, dans la tribune du Heysel, lors d’une rencontre des « Rode Duivels ». Il n’est d’ailleurs pas plus anodin de voir débarquer chaque année sur les routes du Tour de France le président de la République pour suivre une étape, ni de constater toute l’attention portée aux prochains Jeux Olympiques d’hiver par un Vladimir Poutine. L’histoire ne manque pas d’illustrations des liaisons dangereuses entre sports et politique. Songeons aux JO de 1936, à Berlin, ou à la coupe du monde de football, en 1976, dans l’Argentine de Videla. Les « grands » événements sportifs occupent une place de choix dans la société du spectacle. Dans le monde capitaliste réellement existant, le sport professionnel n’a rien d’un gentil folklore ou d’un divertissement futile. Il est une véritable machine de guerre idéologique, un élément du dispositif cherchant à pérenniser la « servitude volontaire » du plus grand nombre, au plus grand profit (dans tous les sens du terme) des dominants…
Ainsi, pendant que beaucoup communieront – virtuellement ou réellement – au Brésil, au mois de juin de l’année prochaine, tout le reste sera relégué au second plan.
La crise, les politiques autoritaires d’austérité, le réchauffement climatique, les guerres, les révolutions et les contre-révolutions… ? Oui, bien sûr… Après le Dieu football ! Il est de ces priorités incontournables…
L’essentiel est désormais de marquer -par procuration- des goals. Si possible, un de plus que les « adversaires » qui se succèderont. Ensuite, la fête, les cris, les chants, la bière ou le vin. Olé… Olé, olé olé, we are the best in the world !
Bon, je vous laisse, demain c’est le Pays de Galles et je dois remplir le frigidaire de canettes de Jupiler (pub gratuite) pour les copains.
Nous essaierons de ne pas faire trop de bruit pendant que Madame s’occupe de la vaisselle.
Mais assumerons-nous la gueule de bois des lendemains qui déchantent?
—Alain Van Praet
photomontage: Little Shiva