La plupart des personnes préfèrent se référer encore à l’auto-proclamé Etat islamique en utilisant l’acronyme de son nom précédent: ISIS [en anglais pour Etat islamique en Irak et en Syrie] – ou, plus exactement, «al-Sham», Grande Syrie – traduit approximativement par certains par «le Levant», l’acronyme devenant ainsi ISIL.
• Au sujet de ce dénommé ISIS près de quarante livres (et ce n’est pas fini) ont été jusqu’ici publié en anglais dont les trois qui sont ici l’objet d’un compte rendu figurent parmi ceux qui se vendent le mieux au Royaume-Uni.
Sur ces trois, celui de Patrick Cockburn est le plus ancien et l’un des premiers livres consacrés à ISIS. Publié originellement en 2014 sous le titre The Jihadis Return, puis à nouveau, en une édition mise à jour, sous le titre mentionné ci-dessus. Ce petit livre récapitule les opinions que cet auteur développe dans sa couverture des événements en Irak et en Syrie pour le quotidien britannique The Independent. Il est écrit dans un style journalistique tout à fait lisible par un auteur qui est familier avec cette partie du monde qu’il couvre depuis de nombreuses années (en particulier l’Irak). Le livre continent toutefois fort peu de références pour soutenir ces nombreuses affirmations qui ne proviennent pas de ses propres témoignages, lesquels sont dans l’ensemble assez anecdotiques.
• Ce qui est pourtant le plus contestable dans ce livre relève du fort parti pris politique de son auteur, lequel transpire à la fin de la préface où Cockburn cite la déclaration de Joe Biden [vice-président des Etats-Unis] au sujet de l’absence de civils du «centre modéré» dans les rangs de l’opposition syrienne exclusivement composée de «soldats» selon le vice-président américain. Biden tentait de justifier le refus de l’administration américaine de fournir à l’opposition syrienne les armes défensives [surtout après août] qu’elle réclamait, principalement des armes antiaériennes et antichars. Le commentaire immodéré de Patrick Cockburn au sujet de la déclaration de Biden est très éloquent: «rarement les forces réelles à l’œuvre dans la création d’ISIS et la crise actuelle en Irak et en Syrie n’ont été aussi précisément décrites».
Les lecteurs familiers avec la région sauront ce qu’il faut dorénavant attendre du livre. En effet, quelques pages plus loin, Cockburn cite un «agent des renseignements d’un pays voisin» anonyme (manifestement l’Irak, dont le gouvernement dominé par l’Iran soutient la Syrie d’Assad), selon lequel ISIS se réjouit lorsque des armes sophistiquées sont envoyées à des groupes opposés à Assad car il peut toujours les obtenir par la force ou par l’argent.
Dans le même esprit, Cockburn explique qu’il ne pouvait voler directement vers Bagdad au cours de l’été 2014 car, lui a-t-on dit, ISIS avait des lance-roquettes antiaériens (qui se portent sur l’épaule) «destiné à l’origine à des forces opposées à Assad en Syrie» – une déclaration qui est fausse à double titre. Tout d’abord, parce que de telles armes n’ont pas été acheminées à des forces opposées à Assad en Syrie; ensuite, parce que les armes les plus sophistiquées qu’ISIS est parvenue à s’approprier sont celles qui ont été fournies par les Etats-Unis à l’armée irakienne, laquelle les a abandonnées de manière vile lors de la débâcle de l’été 2014.
• Ce récit fallacieux est rejoint ensuite par une affirmation très discutable: «le consensus des gouvernements et des médias en Occident est que la guerre civile en Irak a été ravivée par les politiques confessionnelles de Premier ministre irakien, Nouri al-Maliki, à Bagdad. En réalité, c’est la guerre en Syrie qui a déstabilisé l’Irak…» Cette affirmation s’oppose au fait bien connu que l’ample mouvement de protestation qui a débuté dans les régions arabes sunnites en 2012 et qui a posé les jalons de l’expansion d’ISIS qui a suivi dans ces mêmes régions n’avait rien à voir avec la Syrie mais plutôt avec la direction confessionnelle prise par Nouri Mohammed Hassan al-Maliki [Premier ministre de 2006 à 2014 ; et vice-président en 2014-2015|, qui a été accélérée dès que les dernières troupes américaines ont quitté l’Irak.
• La vérité est que Cockburn peut difficilement masquer son mépris pour les Arabes sunnites d’Irak, qu’il met tous dans le panier de la catégorie homogène «les sunnites» faisant face à des «shiites» non moins homogènes. Il nous affirme donc que «les sunnites» seront «de manière peu probable satisfaits» par l’autonomie régionale ainsi qu’une plus grande part d’emplois et de revenus pétroliers. Ils ne seront, selon lui, pas satisfaits par moins qu’une «contre-révolution pleine et entière dont l’objectif est de reprendre le pouvoir dans l’ensemble de l’Irak».
On ne peut manquer de s’interroger sur comment un auteur informé comme Cockburn peut attribuer le fantasme d’une «frange agitée» des Arabes sunnites d’Irak à l’ensemble d’une communauté. Le fait est, toutefois, qu’il a pris ce fantasme comme un fait accompli dès lors qu’il affirme qu’à la suite de l’offensive d’ISIS en Irak, les dirigeants shiites «n’ont pas saisi que leur domination sur l’Etat irakien […] était terminée» et que «ne restait qu’une zone croupion shiite» – ce qui est en effet une déclaration exagérée surprenante.
• Le biais de Patrick Cockburn est également flagrant au vu des deux poids, deux mesures dont il fait preuve lorsqu’il évalue les «théories du complot» selon leur provenance. Il écrit ainsi: «une théorie du complot que le reste de l’opposition syrienne ainsi que les diplomates occidentaux apprécient particulièrement, celle selon laquelle ISIS et Assad forment une ligue, s’est révélée fausse alors qu’ISIS remportait des victoires sur le champ de bataille». Remarquons en passant que Cockburn ne dit pas au lecteur par quelle logique les victoires d’ISIS sur le champ de bataille syrien signifient en elles-mêmes une réfutation de l’affirmation de l’opposition syrienne et des diplomates occidentaux que le régime Assad a favorisé l’établissement d’ISIS et son expansion en Syrie, afin d’affaiblir et de discréditer le soulèvement syrien. Cette affirmation a été faite à la lueur d’une conviction répandue selon laquelle les services de renseignement d’Assad ont manipulé des djihadistes d’Irak depuis que les Etats-Unis ont occupé ce pays en 2003.
• Quoi qu’il en soit, le rejet catégorique cité ci-dessus de cette «théorie de la conspiration» contraste fortement avec l’indulgence dont témoigne Cockburn vis-à-vis d’une seconde «théorie» qui reçoit les suffrages du bord opposé. Se fondant sur l’allégation, qu’il attribue à nouveau à «une source de haut niveau irakienne», que la résurgence d’ISIS a été aidée par les services de renseignement militaires de Turquie, Cockburn écrit ceci: «cela pourrait être rejeté comme une théorie de plus du complot moyen-orientale, mais un trait des mouvements de type djihadiste tient dans l’aisance par laquelle ils peuvent être manipulées par les services de renseignement étrangers». En résumé, la facilité par laquelle ISIS peut être manipulée par les services secrets ne s’applique, dans la conception de Cockburn, qu’aux services turcs et non pas aux syriens!
• Le mépris de Cockburn envers les Arabes sunnites d’Irak est en relation avec l’aversion dont il témoigne vis-à-vis d’autres composantes de ce qu’il appelle «la nouvelle révolution sunnite», c’est-à-dire l’opposition syrienne. Son résumé de la tragédie syrienne est d’une partialité sans vergogne envers cette dernière: «les Syriens doivent choisir entre une dictature violente, au sein de laquelle le pouvoir est monopolisé par la présidence et ses brutaux services de sécurité, ou une opposition qui tire dans la tête d’enfants pour des blasphèmes mineurs et qui envoie des images de soldats décapités aux parents de leurs victimes». Avec une telle description hobbesienne [Thomas Hobbes, auteur de Leviathan en 1651] des options en présence, où les atrocités et les crimes contre l’humanité réalisés par le Léviathan syrien – composé du spectre complet des forces armées d’Assad et de leurs alliés – sont oubliés avec complaisance alors que l’opposition est réduite à des tueurs d’enfants. Et cela alors que le régime syrien a tué bien plus d’enfants que l’opposition, toutes tendances confondues. De cette façon l’auteur ne dissimule en aucune mesure son choix personnel.
• La mansuétude de Cockburn envers le régime Assad l’amène même à trouver «une certaine vérité» à l’un des mensonges les plus flagrants de ce dernier au sujet des manifestations pacifiques de mars 2011: «le gouvernement insiste sur le fait que les manifestations n’étaient pas aussi pacifiques qu’elles semblaient l’être et qu’à un stade précoce, leurs forces ont été soumises à des attaques armées. Il y a une certaine vérité à cela, mais si l’objectif de l’opposition était de piéger le gouvernement en une réponse punitive contre-productive, elle a réussi au-delà de ses rêves».
Ainsi, Patrick Cockburn va jusqu’à donner du crédit à un argument familier de tous les régimes autoritaires qui font face à des mobilisations populaires, un argument qui est lui-même ancré dans les «théories du complot». Il affirme que «les révolutionnaires de 2011 avaient de nombreux défauts mais ils se sont montrés très compétents dans l’influence sur et la manipulation de la couverture médiatique. La Place Tahrir au Caire et, plus tard, la Place Maidan à Kiev sont devenus les arènes d’un mélodrame où se jouait, devant les caméras de télévision, l’affrontement du bien contre le mal.»
En conclusion, Patrick Cockburn rend responsable les Etats-Unis de «se dérober face à la fourniture d’une aide militaire à ceux qui combattaient ISIS, tel que l’armée syrienne», ce qui signifie, bien entendu, l’armée du régime Assad. Ainsi, à la différence des cercles «anti-impérialistes» viscéralement opposé à toute forme d’intervention des puissances occidentales dans toute situation, au point qu’ils élèvent ce principe au rang d’un tabou religieux, et qui citent abondamment Cockburn au sujet de la Syrie, le reporter de l’Independent souhaite quant à lui que Washington soutienne le régime Assad. «Si les Etats-Unis avaient été sérieux dans leur combat contre les djihadistes extrémistes, ils se seraient alors rendu compte qu’il n’y avait guère d’autre alternative», affirme-t-il. De tous les positionnements sur la Syrie, l’idée implicite ici que le soutien au régime Assad serait la meilleure façon pour Washington de combattre ISIS – une organisation qui fleurit sur le ressentiment sunnite contre les deux gouvernements soutenus par l’Iran, ceux de Damas et de Bagdad, ainsi que contre les Etats-Unis – est assurément la plus absurde.
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• Ceux et celles qui sont intéressés à un travail sérieux sur toute cette question sans les défauts de Cockburn devraient lire le livre écrit par Michael Weiss et Hassan Hassan – de loin le meilleur consacré jusqu’à aujourd’hui à ISIS. Les deux auteurs sont, comme Cockburn, des journalistes et écrivent pour un grand nombre de publications. «Néanmoins», leur livre est une recherche sérieuse, fondée sur des entretiens avec de nombreux acteurs de l’ensemble des parties impliquées dans la tragédie ou qui sont concernées par celle-ci – de militaires américains en passant par des responsables (ou anciens responsables) irakiens et syriens ainsi que de membres d’ISIS – ainsi que de nombreux experts.
Le livre s’appuie sur de nombreuses références, y compris une grande quantité de rapports d’agences gouvernementales à ceux d’organisations des droits humains. L’expérience des auteurs et leur familiarité avec la Syrie sont qualitativement différentes de celle de Cockburn. Pour reprendre leurs mots, «l’un des auteurs est né en Syrie dans la localité frontière d’Albu Kamal, qui a été un portail pour les djihadistes se dirigeant vers l’Irak et aujourd’hui en venant. Le second auteur a réalisé des reportages dans le quartier de banlieue al-Bab d’Alep, alors un berceau de la société civile indépendante et pro-démocratique de Syrie; c’est aujourd’hui un fief lugubre d’ISIS, régi par la sharia.»
• Les premiers chapitres de leur livre, Weiss et Hassan décrivent la montée d’Al-Qaeda en Irak sur la toile de fond de l’occupation américaine désastreuse du pays; la radicalisation d’Al-Qaeda en un «Etat islamique d’Irak»; la marginalisation qui a ensuite été la sienne grâce à une modification de la stratégie américaine, consistant à coopter les tribus Arabes sunnites ainsi que la façon dont cette dernière a été compromise par la politique confessionnelle d’al-Maliki dès qu’il a été libéré des contraintes de l’occupation américaine. Ils explorent ensuite la duplicité du régime Assad dans ses relations avec l’Irak sous occupation américaine et la manière dont celle-ci a préludé l’émergence d’ISIS dans une Syrie déchirée par la guerre. Alors que les deux auteurs décrivent le rôle direct du régime Assad dans la constitution de ce que l’on pourrait appeler la «djihadisation» du soulèvement syrien ainsi que la façon dont le régime a attisé le confessionnalisme en déchaînant une milice confessionnelle criminelle très tôt, outre leur évaluation du rôle de l’Iran et de ses émanations régionales dans leur soutien à Damas, ils montrent également comment les monarchies du Golfe ont joué un rôle clé dans la promotion de cette «djihadisation». De même, ils expliquent comment la corruption de l’opposition syrienne par l’argent du Golfe a facilité la propagation d’un ISIS qui projetait l’image d’un «Etat» appliquant la loi et l’ordre. Ils décrivent les contours de ce prétendu Etat islamique et fournissent un aperçu de ses combattants ainsi que sur la manière dont ils sont recrutés.
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• Ce dernier aspect est central au livre de Jessica Stern, une chargée de cours étudiant le terrorisme à l’Université Harvard, et J. M. Berger, un journaliste qui a écrit sur les djihadistes américains. Bien qu’il soit relativement dense, leur livre consacré à ISIS serait un choix parfait pour la collection Pour les nuls. Il se lit en réalité comme une instruction destinée aux politiciens et au personnel de sécurité américains qui auraient quelque difficulté à situer le Moyen Orient sur une carte mondiale. Les compléments inévitables de ce genre sont les suivants: un glossaire qui comprend des définitions de termes basiques ainsi que d’autres moins communs, un appendice rédigé par un doctorant qui offre un survol historique recouvrant les quatorze siècles entre la création de l’Islam et ISIS en 24 pages.
Le libre de Stern et de Berg contient beaucoup de rembourrage: de nombreuses répétitions et, par exemple, de nombreuses pages qui résument des articles ou des vidéos produits par ISIS. Il dit peu de chose sur les contextes irakien et syrien ainsi que sur le rôle joué par l’occupation américaine dans l’émergence d’ISIS, comportant seulement une allusion au sujet de la «bourde» de 2003. Quelques aperçus intéressants, tels la comparaison entre ISIS et d’autres «marques» du terrorisme apocalyptique suscitent la frustration en raison de leur brièveté. Le livre s’achève avec le conseil politique des auteurs sur la manière permettant de s’opposer à la propagande d’ISIS, où n’sont pas absentes certaines platitudes tels que la déclaration suivante, figurant à la dernière page: «le roi Abdullah de Jordanie, qui s’est montré extraordinairement courageux, affirme que combattre ISIS requiert que le monde musulman agisse de concert». Silence ou soupir! (Traduction A l’Encontre; ce texte a été rédigé pour une revue académique. Les citations des ouvrages sont traduites à partir des ouvrages en anglais et non pas de leur version française pour les deux premiers).
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- The Rise of Islamic State: ISIS and the New Sunni Revolution, par Patrick Cockburn. Verso. L’ouvrage a été publié en français avec comme titre: Ke retour des djihadistes. Aux raciness de l’Etat islamique. Ed. Equateurs Documents, 2014.
- Isis: Inside the Army of Terror, par Michael Weiss et Hassan Hassan. Regan Arts. 270 pp. Publié en français par Hugo Document (octobre 2015)
- ISIS: The State of Terror, par Jessica Stern et J.M. Berger. Ed. William Collins. 2015. (Non traduit)
Source : A l’encontre