Jeudi 17 octobre, les Euromarches ont convergé vers Bruxelles pour protester contre le Traité transatlantique de commerce et d’investissement, précédées par une mobilisation massive de 250.000 personnes à Berlin la semaine précédente. En mai dernier nous avions interviewé Bruno Poncelet, formateur au CEPAG et animateur de la plate-forme No Transat, pour décoder ce qui se cache derrière ce cigle barbare TTIP [initiales en anglais du Transatlantic Trade and Investment Partnership]. Nous publions ici son analyse.
Au cœur des négociations sur le TTIP se trouvent ce que les négociateurs appellent les «barrières non tarifaires». De quoi s’agit-il?
Du point de vue des négociateurs ça signifie qu’on va harmoniser les lois, ou faire des reconnaissances mutuelles de normes, pour permettre à des produits européens d’accéder au territoire américain et inversement, sans qu’il n’y ait plus aucune forme de filtre douanier ou étatique. Ça veut dire sans la moindre taxe mais également sans qu’il y ait le moindre problème de réglementation différente. Leur point de vue à eux [les négociateurs] c’est qu’ils font un travail de libre échange pour fluidifier le commerce. C’est comme ça qu’ils le justifient.
Ce qui est paradoxal, c’est que le job que font les négociateurs européens et américains est un job politique. C’est-à-dire que pour l’instant ils harmonisent des lois dans quasi tous les domaines de notre vie quotidienne et qui seraient potentiellement valable demain pour 820 millions de personnes (le total de la population européenne et américaine). Je trouve déjà grave que le job politique de rédiger des textes de lois soit aujourd’hui confié non pas à des élus, non pas à des parlements, mais à des experts désignés par la Commission européenne et par le gouvernement des États-Unis: une vingtaine de groupes d’experts, de technocrates, de gens qui ne se sont même par présentés à des débats publics et qui n’ont même pas de compte à rendre aux électeurs.
Ce qui est terrible c’est le vocabulaire employé, notamment par Karel de Gucht quand il était Commissaire au Commerce. Il disait: «nous on lutte contre les barrières non-tarifaires au commerce, on lutte contre les distorsions législatives». Ça c’est la vision économique des choses. Mais si on réfléchit bien à quoi sont dues ses barrières non tarifaires au commerce ou ces «distorsions législatives» (donc à quoi ça tient que des lois soient différentes entre différents pays ou différentes zones du monde), ça tient en partie au fait que les sensibilités et l’histoire des populations ne sont pas les mêmes. On a mis au pouvoir des gens avec des sensibilités différentes qui ont voté des textes de lois différents. Et ce qui est le produit de la démocratie, à savoir que chaque zone territoriale a des codes législatifs un peu différents, quand c’est vu dans la vision des négociateurs la démocratie passe au second plan parce que ces divergences législatives, qui sont le fruit des démocraties locales, sont désignées sous le vocable de «distorsion législative» ou de «barrière non tarifaire au commerce». Autrement dit, pour le résumer en une seule phrase, quand on négocie ce genre d’accord avec cette philosophie-là, on peut carrément dire que la démocratie est soluble dans l’économie.
Quelles seraient les conséquences concrètes de cette reconnaissance mutuelle de normes?
Pour donner un exemple très concret, dans les cosmétiques européens il y a plus de 1.300 produits chimiques interdits pour des raisons liées au principe de précaution. En sachant que même là les principes de précaution ne sont déjà pas assez élevés, il y a des trous dans la passoire pour le dire comme ça. Aux Etats-Unis il n’y a que 11 substances chimiques interdites dans les cosmétiques. Donc on peut se rendre compte que quand on a 1.300 produits interdits dans un pays et 11 dans l’autre, forcément on va toucher aux normes sanitaires, et forcément on va y toucher pour nous qui sommes européens et qui avons 1.300 normes différentes, et on va y toucher dans un sens plutôt négatif.
Une autre critique concerne le manque de transparence dans les négociations. En quoi manquent-elles de transparence?
Pour moi ça n’est pas le point le plus critique. On connaît l’horizon vers lequel vont les négociateurs. Après c’est vrai qu’il est compliqué de savoir jusqu’où ils vont vers cet horizon, de connaître le côté concret des négociations. On sait que ça va faire plus de dumping social, plus de dumping fiscal, on sait que de manière générale ça va renforcer le droit des multinationales et diminuer leurs devoirs, ça on le sait. Maintenant c’est vrai qu’avoir accès au contenu des négociations, ça aiderait grandement à voir jusqu’où ils font des concessions.
Pour l’instant ça n’en est pas très loin, la Commission européenne a rendu public le mandat de négociation. Elle fanfaronne pour dire qu’elle fait plein de communication après chaque tour de négociation, qu’elle prévient la société civile, etc. Mais dans les faits il n’y a pas de réelle information. C’est-à-dire que tous les documents que la Commission européenne sort, ce sont des documents qui font quatre ou cinq pages et qui sont extrêmement généraux. Il faut comparer ça à un vrai accord de libre-échange conclu: prenons l’accord Canada-UE qui lui est ficelé, c’est plus de 1.600 pages d’un accord terriblement technique, juridique et précis. Quand on met en regard les documents que la Commission européenne publie à destination du grand public et ce qu’est réellement le contenu des négociations, c’est le jour et la nuit. Donc on n’a pas vraiment d’information.
Là où la situation est peut-être la pire, c’est que même les élus européens qui veulent accéder à l’information, ne peuvent le faire que dans des chambres spéciales, sans crayon, sans smartphone et seuls. Et à priori, l’élu n’est pas censé parler de ce qu’il aura vu. Et il n’a accès qu’aux propositions européennes vis à vis des Etats-Unis, mais jamais aux contre-propositions américaines.
Dans ces conditions, quelle est la meilleure manière de lutter contre ce traité?
Premièrement c’est sensibiliser, faire connaître la thématique autour de soi. Pour ça on peut utiliser les vidéos qui existent, les articles sur internet, il y a aussi un site qui s’appelle Treat the treaty (menacer le traité, en anglais) qui est une BD faite par une militante sur le marché transatlantique, ou par exemple organiser une conférence dans sa commune, on est plein aujourd’hui à faire des conférences sur le sujet.
Une fois qu’on est sensibilisé, ce qu’on peut faire c’est se mobiliser. J’ai envie de dire que le minimum vital c’est de signer les innombrables plateformes qui existent, et je pense notamment à www.stop-ttip.org qui est la plate-forme européenne [qui a dépassé les 3 millions de signatures], ou la plate-forme No Transat en Belgique. Il est important aussi de s’inscrire aux newsletters, c’est essentiel de laisser ses coordonnées parce qu’à chaque fois qu’il y a des actions, des mobilisations contre ce traité, c’est via la newsletter que vous serez informés.
Pour moi ce projet est un projet hyper capitaliste. Dans le sens ou c’est quand même des grosses boîtes privées, des multinationales monstrueuses, qui vont proposer des textes de lois aux autorités américaines et aux autorités européennes pour ensuite avoir d’avantage de droit d’accumuler du fric et d’avoir de moins en moins de contraintes démocratiques, que ce soit pour respecter l’environnement, les travailleurs ou les finances publiques. Donc pour moi ces traités-là appartiennent vraiment à une phase ou le capitalisme, qui avait été un petit peu domestiqué en occident (mais il n’avait pas été domestiqué dans toutes les dictatures qu’on a soutenu à travers le monde pour avoir accès à des matières premières pas chères), est en train de reprendre son visage sale et méchant, son visage de chien hargneux. Et ce traité politique-là, comme pas mal de traités qui sont en train de se négocier pour l’instant, pour moi dans la grande histoire de nos sociétés il se dessine vraiment dans ce sens-là. C’est un projet hyper capitaliste parce que fait pour des sociétés qui ont fait de l’accumulation du capital et de la rémunération de leurs actionnaires leur raison d’être. Ces multinationales sont en train de proposer des projets politiques pour avoir de plus en plus de liberté d’accumuler du capital. Le visage de ce capitalisme-là c’est justement une manière de quitter la laisse qu’on avait réussi à mettre en instaurant quelques mécanismes de démocratie économique.
Pourquoi l’Union européenne et les Etats-Unis veulent-ils ce traité? Vers quoi veulent-ils aller, si même l’argument de la création d’emplois est contesté?
Dans la sphère politique, l’éventail des gens qui soutiennent ce genre de projet est large ; entre les plus cyniques (ceux qui sont acquis aux multinationales, qui ne le dirons jamais ouvertement mais qui savent très bien ce qu’ils font) et l’autre pan de l’éventail, les gens totalement naïfs qui continuent à croire à ce discours («ça va créer de l’emploi, ça va créer du bien-être, c’est un projet d’intérêt général, etc.») et qui y croient parce qu’ils sont mal informés.
Maintenant, pourquoi est-ce que l’UE et les Etats-Unis, en termes d’institutions et de gouvernements, acceptent d’aller dans cette direction-là. Parce que, je pense, ces institutions sont truffées de gens qui sont extrêmement proches des lobbys d’affaires. Ce n’est pas tellement de la corruption mais beaucoup des phénomènes de copinage. Ce sont des gens qui partagent le même monde, les mêmes intérêts, qui se rencontrent fréquemment. C’est tellement le lobbying d’affaires a aujourd’hui une influence démesurée dans les institutions européennes (pour parler de notre côté de l’Atlantique) que la Commission européenne est capable de relayer un projet aussi immonde et en plus d’affirmer que c’est un projet d’intérêt général.
propos recueillis par Sébastien Brulez
Entretien publié dans La Gauche #74, octobre-novembre.
Transatlantic policy network
«C’est le fameux lobby qui réunit des élus politiques et des multinationales (dont par exemple la HSBC). Je suis quand même scié de savoir que des élus politiques comme Philippe De Backer (Open-VLD Belgique) acceptent de siéger dans un lobby où on retrouve une banque comme la HSBC qui a été épinglée par tous les médias européens pour avoir participé largement à l’évasion fiscale vers la Suisse.»
Quelques ressources sur le TTIP
Livre:
Cherenti, R. et Poncelet, B. (2014) Le grand marché transatlantique. Les multinationales contre la démocratie. Paris, Editions Bruno Leprince.
Sur internet: