Les conséquences politiques de l’assassinat de Belaïd
C’est dans ce contexte que les attaques sont devenues de plus en plus fréquentes et violentes contre le mouvement ouvrier et ses représentants.
Chokri Belaïd recevait des menaces de mort – certaines publiques – depuis des mois, comme bien des militants politiques, syndicaux et associatifs. Les violences étaient devenues courantes, de même que les attaques de milices diverses contre les locaux des organisations, les meetings de l’opposition (même bourgeoise), les écoles, universités, hôpitaux, etc. Certaines de ces milices sont directement et ouvertement liées à Ennahdha, d’autres bénéficient au moins de la bienveillance du ministère de l’intérieur. Le contexte était donc tout à fait propice à un tel assassinat, dont les inconnues étaient la date et l’identité de la victime. Quand le 6 février au matin la nouvelle de la mort de Belaïd a commencé à se propager, des manifestations et rassemblements spontanés ont eu lieu dans plusieurs villes. Le jour de l’enterrement, la journée de grève-deuil d’abord appelée par le FP, puis approuvée par le syndicat patronal (UTICA) avant d’être confirmée par la direction de l’UGTT et protégée par l’armée, a été massivement suivie. Des centaines de milliers de personnes ont pris part à cette journée de deuil dans la capitale et un peu partout dans le pays, pour exprimer leur rejet de cette violence ultime contre les opposants politiques.
A ce moment-là, Ennahdha est apparue isolée mais n’était pas à terre. D’abord, elle a su gérer – notamment en tirant profit de sa diversité – les pressions internationales qui rappelaient que leur soutien était conditionné à une certaine respectabilité. Le premier ministre Hamadi Jebali s’est mis en avant comme un modéré opposé à l’extrémisme du chef d’Ennahdha Rached Ghannouchi. Beaucoup ont accepté d’oublier les crimes de Jebali, dont les tirs à la chevrotine contre les manifestants de Siliana (décembre 2012). Parmi les « modernistes », on a bien voulu voir en lui ce rassembleur qui allait sortir le pays de la crise par la composition d’un nouveau gouvernement de technocrates associant l’opposition. Mais après lui avoir tendu la main, l’opposition « moderniste » ne s’est finalement pas associée au gouvernement, entre autres à cause du rejet massif d’une fraction de son électorat potentiel (une partie de la petite-bourgeoisie).
La riposte des organisations ouvrières n’a pas été non plus d’une ampleur suffisante pour accentuer la crise politique. Au lendemain de l’enterrement, il n’y a pas eu d’appels à la grève, par exemple, qui auraient permis de maintenir un niveau de pression fort. Au contraire, la direction de l’UGTT a encore une fois ramené la centrale syndicale à un rôle de médiateur, en remettant aussitôt sur le tapis son initiative de dialogue national incluant les partis de gouvernement. Cela a contribué à redonner une légitimité à Ennahdha.
Les organisations du FP étaient quant à elles tiraillées entre une volonté d’indépendance vis-à-vis des partis bourgeois et la tentation d’un front large contre Ennahdha. Le Front populaire regroupe tous les partis de la gauche tunisienne, les partis nationalistes arabes, des associations et des indépendants. Il s’est constitué en octobre 2012 dans le but de représenter « une alternative pour un vrai gouvernement et dépasser par là la fausse dualité prétendant opposer ‘‘deux pôles’’ qui, en fait, se rencontrent autour du maintien des mêmes orientations économiques, acquises aux milieux libéraux et soumises aux sphères étrangères, même si l’un se drape de la couverture ‘‘religieuse’’ et l’autre d’une couverture ‘‘moderniste’’ ». Certains militants reprochent justement à leurs directions de ne pas avoir permis au FP d’apparaître à ce moment-là comme porteur de cette alternative nettement distincte et indépendante des « modernistes ».
Un nouveau gouvernement a finalement été constitué, avec l’ancien ministre de l’intérieur comme premier ministre et des « technocrates » dans certains ministères. Le nouveau ministre de l’intérieur, présenté comme un modéré, n’a pas tardé à ressortir la chevrotine (27 mars) contre les chômeurs de Mdhilla, pendant une manifestation contre les résultats de la dernière campagne de recrutement à la Compagnie des phosphates de Gafsa. En quelques semaines, Ennahdha a donc réaffirmé son pouvoir.