Des organisations ouvrières hésitantes
Sans spéculer sur les auteurs et les commanditaires du meurtre de Chokri Belaïd, on constate en tout cas que sa conséquence immédiate est un début de retour de la peur, un affaiblissement du front populaire (FP) et par extension du mouvement ouvrier, au moins sur le court terme.
Car si les luttes continuent, elles sont affaiblies. Les grèves sectorielles se poursuivent mais sont essentiellement défensives et rarement victorieuses. L’exemple le plus récent est celui de la grève de 80 % des 6 000 salariés de Téléperformance (TP) entre le 1er et le 3 avril, contre les licenciements abusifs, les conditions de travail inacceptables et le refus de la direction de tenir son engagement d’une augmentation des salaires de 4 %.
Cette grève est assez représentative de la situation actuelle. Elle a été la preuve de la capacité de mobilisation encore importante mais aussi du faible niveau d’auto-organisation. Elle a démarré par une grève de la faim, signe de démoralisation, et ne s’est transformée en mouvement organisé qu’avec l’intervention directe des directions syndicales qui ont réussi à négocier un accord avec la direction de TP. Celui-ci arrache les augmentations de salaires et la réintégration de salariés virés pour avoir participé à la grève. Mais le syndicat a fait une concession : il s’engage à « favoriser la paix sociale au sein de Téléperformance » et limite les possibilités de mobilisation des salariés.
Contre la politique hostile aux travailleurs menée par le gouvernement et le patronat, les militants du FP s’inscrivent dans les mobilisations existantes et les animent. Le FP met aussi en avant un plan d’urgence exigeant l’échelle mobile des salaires, la réduction du temps de travail, la suspension du paiement de la dette extérieure de l’Etat, contre les politiques d’austérité et les plans d’ajustement structurels imposés par le FMI.
Cependant, depuis l’assassinat de Belaïd, les discussions au sein de la direction du FP tournent autour de l’initiative de l’UGTT d’un dialogue national sur la non-violence, la mise en place d’une instance électorale indépendante, la finalisation de la Constitution et l’établissement d’un agenda électoral. Ce débat sur les rythmes institutionnels ne risque-t-il pas de profiter à Ennahdha qui pourrait ainsi gagner du temps pour installer encore plus ses serviteurs dans les rouages de l’Etat ? Et à l’autre face de la réaction, Nidaa Tounes, qui n’a aucune réponse crédible à apporter aux travailleurs ?
Certains militants du FP reprochent à leurs directions de ne pas discuter plutôt de la riposte à la violence politique et de comment l’organiser concrètement, puisque que les travailleurs et la population ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour se protéger. En effet, il ne semble pas encore envisagé de développer une politique de défense active du mouvement ouvrier. Des militants des différentes organisations du FP considèrent qu’il serait pourtant possible de mobiliser autour de cette question, vu la précédente expérience de comités de défense des quartiers fin janvier 2011, qui maintient présente dans les esprits l’idée de la possibilité d’une autodéfense.
Les militants qui ont cette préoccupation pointent une question importante de la situation. Si les organisations ouvrières arrivent à construire cette politique d’autodéfense active et assumée, y compris en la proposant aux autres composantes de l’opposition politique (les mettant ainsi face à leurs contradictions), si elles arrivent à remettre au cœur de leur intervention la défense des intérêts des travailleurs, elles n’en seront que plus crédibles aux yeux de ces derniers, représentant ainsi une alternative crédible, militante, concrète et révolutionnaire au système actuel. A ce moment là, même l’aile « moderniste » de la petite-bourgeoisie pourrait basculer. Mais on n’en est pas là. Les organisations ouvrières apparaissent plutôt comme des mouvements revendicatifs, pas assez indépendants des directions syndicales et de leurs inerties.
Si le mécontentement populaire reste aussi profond mais qu’en même temps le niveau d’auto-organisation des luttes reste aussi faible et les organisations ouvrières aussi hésitantes, cela profitera aux classes dirigeantes. L’alternative serait alors : la montée encore plus brutale de la réaction, ou la normalisation bourgeoise où islamistes et « modernistes » alterneraient au pouvoir avec la bénédiction des impérialistes, pour poursuivre les mêmes politiques hostiles aux travailleurs et maintenir voire amplifier le climat de terreur actuel.
Cet article est publié sur le site du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA)