Uraz Aydin a travaillé 17 ans comme assistant de recherche à la faculté de communication de l’Université de Marmara. Il a été licencié par le décret du 7 février 2017, dans le cadre de l’Etat d’urgence pour signature de la pétition Academics for Peace*. Traducteur de Mandel, Bensaïd. Löwy, Traverso, Achcar… il est aussi rédacteur de Sosyalist Demokrasi icin Yeniyol, revue de la section turque de la 4e Internationale. Entretien.
Uraz Aydin
Quelle est l’atmosphère politique actuelle en Turquie alors que le référendum s’approche du 16 avril et que la répression du gouvernement turc contre les forces démocratiques et progressistes s’intensifie?
Laissons tout d’abord parler les chiffres, par ex. le temps de passage à l’antenne des différents partis. Dans les vingt premiers jours du mois de mars, sur 17 chaînes TV Erdogan et divers dirigeants de l’AKP ont bénéficié de 420,5 heures de passage à l’antenne en direct et le HDP… zéro! Entre le 1er et le 22 mars, sur la chaine publique TRT Erdogan et le gouvernement ont eu droit à 4113 minutes de diffusion, le parti républicain de l’opposition CHP 216 minutes, le parti d’extrême droite désormais soumis à Erdogan 48 minutes et le HDP… une minute! Erdogan avait, il y a quelques mois, annulé par décret l’obligation d’égalité du temps de parole à l’antenne des différents partis lors des périodes électorales.
L’atmosphère est bien entendu très tendue. S’il est possible de monter des stands et de tracter en faveur du non dans les grandes villes, cela s’avère beaucoup plus difficile dans les villes d’Anatolie où l’AKP est puissant. D’autant qu’Erdogan et sa clique renforcent la polarisation en cours en identifiant les partisans du non à des terroristes et à des traîtres à la patrie. Il y a eu de très nombreux cas d’agression envers des activistes du non, parfois même avec arme à feu. Il n’existe pas un front commun pour le non. Chaque groupe, parti, syndicat, association (de gauche comme de droite d’ailleurs) fait sa propre campagne, en essayant de ne pas se marcher sur les pieds. Il s’agit d’une sorte de front dispersé…
Tu as toi-même souffert de la répression du gouvernement de l’AKP à cause de tes activités politiques.
En tant qu’universitaire, dans une période où l’AKP cherchait à conquérir le champ académique, j’ai effectivement, ainsi que beaucoup d’autres camarades, eu des problèmes et j’ai été confronté à plusieurs procédures disciplinaires et judiciaires. Toutefois, c’est dans le cadre de l’état d’urgence décrété après la tentative de coup d’Etat de cet été que l’AKP-Erdogan se sont résolu à frapper brutalement les milieux universitaires de gauche. Etant moi aussi signataire de la pétition des Universitaires pour la paix, dénoncée par Erdogan comme trahison à la patrie, j’ai été exclu de ma profession et de toute fonction publique comme des centaines d’universitaires progressistes et militants, en une nuit, par la promulgation d’un décret-loi arbitraire. Nous sommes ainsi aujourd’hui, de même que des dizaines de milliers d’autres personnes, limogées à coup de décrets, considérées par l’Etat comme des citoyen.ne.s de seconde zone accusés d’être liés ou d’avoir eu des contacts avec des organisations terroristes (sans préciser, de plus, desquelles il s’agirait).
Comment s’expriment les résistances populaires contre la répression et l’autoritarisme des autorités AKP?
Les grèves ouvrières sont depuis près de quatre ans «reportées», mais en pratique interdites, accusées de porter atteinte à la sécurité nationale. Il existe une sensibilité écologiste importante, surtout face aux projets de réaménagement urbain et aux grands projets de construction de l’AKP (troisième aéroport gigantesque à Istanbul, un «deuxième Bosphore» encore à Istanbul…) Mais les capacités de mobilisation dans les rues sont très affaiblies par le haut niveau de répression post-coup d’Etat. Toutefois, la mobilisation des femmes reste impressionnante même si le mouvement féministe est affaibli. La nuit du 8 mars, quarante mille femmes ont défilé dans les rues de Taksim, contribuant ainsi, depuis la Turquie, à la grève internationale des femmes.
Le HDP représente toujours à bien des égards une alternative démocratique, sociale et laïque au gouvernement autoritaire et conservateur de l’AKP, quelle estla situation actuelle de ce mouvement après la répression féroce qui a touché ses dirigeant·e·s et ses membres?
La répression a été en effet féroce et dévastatrice. Selon Amnesty International près de 500 mille personnes ont été déplacées en raison de la destruction de leurs villes. Treize députés du HDP dont ses co-président·e·s Selahattin Demirtas et Figen Yüksekdag sont en prison. Leur immunité parlementaire ayant été levée (grâce à l’appui du CHP), 50 autres député·e·s attendent d’être traduits en justice. La presque totalité des municipalités détenues par le parti frère du HDP dans le Kurdistan turc (le DBP) ont été mises sous tutelle et la plupart de leurs maires emprisonné.e.s. Même dans ces conditions, le HDP fait de daughter mieux pour développer sa campagne du non. Ainsi que l’a affirmé récemment l’une de ses députées Filiz Kerestecioglu: «Chacun·e de nous travaille pour trois». Les grèves de la faim des prisonniers·ères politiques kurdes durent depuis 45 jours pour briser l’isolement d’Abdullah Öcalan. Demirtas et d’autres prisonniers du HDP ont aussi décidé de faire une grève de la faim en solidarité.
Quelle est la situation dans le Kurdistan Turc?
Le HDP à l’Ouest du pays mais surtout le DBP dans le Sud-Est concentrent toutes leurs forces à convaincre le peuple kurde d’aller aux urnes et de ne pas se désintéresser du sort du régime turc après tous les ravages qu’il a créés dans la région. Toutefois, on voit aussi que le peuple kurde n’a pas non plus digéré la tactique du PKK d’accepter de jouer le jeu de la guerre qu’Erdogan désirait. Il s’était clairement opposé à la proclamation d’autonomie dans les quartiers des villes kurdes. Non pas parce qu’il a perdu sa combativité mais parce qu’il était largement prévisible que cela allait saper la légitimité que le HDP avait gagné à une échelle nationale et profiter à Erdogan. Mais malgré toute la répression, la participation au Newroz, la fête nationale kurde (en fait la fête du printemps), il y a dix jours, a été particulièrment suivie cette année, malgré tous les obstacles posés à ces célébrations par les municipalités gérées désormais par des administrateurs (non élus) pro-régime. Et bien entendu c’est la volonté du non qui a marqué ce Newroz.
Quelle solidarité envisager depuis l’extérieur avec les progressistes, démocrates et peuple kurde soumis à des attaques permanentes en Turquie?
Avant tout, il est important d’expliquer aux Etats concernés que ce n’est vraiment pas intelligent de jouer le jeu de la tension avec la Turquie juste avant le référendum, qu’Erdogan exploite outrancièrement pour s’ériger en héro et défenseur de l’Orient face à l’Occident. Cela n’a comme conséquence que la consolidation de sa base et la montée d’un anti-occidentalisme faible d’esprit. Et rappeler bien sûr l’hypocrisie de l’Europe sur la question des migrant.e.s et daughter marchandage avec le régime Erdogan.
Enfin, je voudrais juste signaler que le non a de vraies chances de passer, malheureusement pas en raison d’une hégémonie des arguments de la gauche mais principalement de la crise dans l’extrême-droite, dont près de deux tiers de la base va très probablement s’opposer à l’instauration d’un régime fait sur mesure pour Erdogan, malgré l’appel de la direction du parti à voter oui. Mais il faut s’attendre et surtout se préparer à une nouvelle vague de répression et de terreur d’Etat, même, et peut-être surtout, si le non l’emporte. La brume ne se dissipera pas de sitôt et surtout pas d’elle-même.
Propos recueillis par Joseph Daher
* Voir youcaring.com
Source : solidaritéS