Le choix des mots est dangereux. Comment désigner ce que subissent de nombreuses localités du Kurdistan nord qui se trouve sur le territoire de l’Etat turc ? Le terme « couvre-feu » est le plus couramment employé parce qu’il s’agit de la traduction de l’expression turque « sokağa çıkma yasağı » qui signifie littéralement « interdiction de sortir dans la rue » et est une formule administrative de l’Etat turc. Or, comme l’explique Michael Ferguson cette traduction peut entraîner la sous-estimation de ce qui est en cours ( http://www.jadaliyya.com/pages/index/23617/under-fire_translating-the-growing-crisis-in-the-k ). Le « couvre-feu » est en effet la désignation administrative, donc euphémisée, de situations d’états de siège (c’est l’expression qui semble la plus juste) imposée aux localités du Kurdistan nord et engendrant de multiples massacres par les forces de l’Etat.
La Fondation des Droits de l’Homme de Turquie a dénombré dans son dernier rapport 198 civils tués (dont 39 enfants) entre le 16 août 2015 et le 21 janvier 2016 durant les 58 états de siège de durée variables qui ont concerné 7 départements et ont impacté les droits humains de 1.377.000 personnes. Complément morbide, le rapport indique que des bébés en fin de gestation ont été tués dans le ventre de leurs mères. Sortir avec un drapeau blanc, sans armes, pour chercher à boire ou à manger, pour enterrer les dépouilles qui pourrissent dans les maisons, ou tenter de soigner des blessés ne protègent de rien et certainement pas de la mort. Tout comme être un député du HDP ne protège de rien non plus : un groupe non armé comprenant le député de Sirnak, Faysal Sariyildiz, s’est fait tirer dessus…
Il est de coutume de comparer la situation actuelle avec les années 90 durant lesquelles les affrontements entre l’Etat et le PKK avaient culminé pour pointer les changements et les continuités. Bien évidemment, il existe aujourd’hui des différences avec les années 90 notamment un caractère plus urbain et des modifications parmi les acteurs et leurs agencements. Néanmoins, outre d’indéniables continuités (notamment du point de vu des militaires, l’armée et Erdogan agissant main dans la main), le peu de témoignage et de documents qui parviennent depuis ces localités indiquent que l’on s’achemine vers une terreur étatique de masse d’une ampleur inédite même durant les années 90.
Cette multiplication d’états de siège combiné avec des massacres signifie un phénomène plus large : une guerre civile. En effet, à l’échelle du Kurdistan nord, il n’y a pas d’autres termes pour décrire ce qui a cours. Encore faut-il de suite préciser que si la guerre est civile dans la mesure où elle oppose des parties donc l’ancrage se trouve sur le territoire d’un même Etat, elle a principalement un caractère colonial. Cette guerre oppose l’Etat turc et ses alliés (dont des groupes ou des tribus kurdes) au PKK. Celui-ci cherche logiquement à sanctuariser le Rojava (le Kurdistan ouest, en Syrie). En outre, il bénéficie non seulement du soutien mais de la révolte active d’une jeunesse kurde insurgée et radicalisée dans de nombreuses localités du Kurdistan nord (en Turquie). Cette révolte est on ne peut plus logique. Pour beaucoup, il s’agit d’enfants de celles et ceux qui ont été persécutés durant les années 90, ils ne voient rien venir en termes d’amélioration. Le processus de paix est mort. Le processus électoral n’a pu bloquer l’AKP en juin 2015 que pour quelques jours.
Les marxistes, les anticapitalistes n’ont pas à avoir une approche acritique envers PKK que cela soit sa stratégie ou ses actes. Ainsi, les rapports de la mouvance PKK en Syrie avec le régime contre-révolutionnaire et meurtrier d’Al-Assad ont pu être opportunistes après la révolution syrienne. Au Kurdistan nord (en Turquie), il n’y a rien à glorifier dans l’attaque par le HPG (branche militaire du PKK) contre la direction de la sûreté de Çınar (dans le Kurdistan) le 14 janvier qui a causé la mort d’un policier et surtout de 4 civils (dont deux enfants) pour lesquels le HPG a par la suite exprimé sa « tristesse ». Cette attaque était une « réponse » à la mort de 12 membres du PKK tués par l’armée à Wan/Van. Elle a été condamnée par le HDP (parti regroupant les politiques du mouvement de libération kurde lui-même pluriel, des courants de gauche radicale, des démocrates…) qui confirme ne pas être l’appendice politique du PKK et poursuit la gageure de plus en plus difficile de tenir d’une perspective de paix.
Mais ces indications et la nécessité de ne pas être acritique envers le PKK ne signifient absolument pas qu’il faille renvoyer dos à dos les protagonistes. Bien au contraire : comme dans toute situation de guerre coloniale, il s’agit d’être dans le camp du peuple subissant l’oppression comme élément essentiel de la remise en cause fondamentale du système d’exploitation existant. Or, la non-résolution multiséculaire de la « question kurde » constitue un mur contre lequel se brise toute avancée de classe en Turquie. En outre, il ne saurait y avoir d’équivalence du point de vu de l’ampleur des destructions humains (et matériels). Enfin, l’initiative de la guerre appartient entièrement à Erdogan.
L’AKP (dont toutes les voies plus ou moins critiques d’Erdogan ont été purgées) ne porte pas aujourd’hui une once de projet démocratique mais constitue le fer de lance d’une réaction turque-sunnite-ultracapitaliste. Il s’est avéré dans l’impossibilité de répondre positivement aux revendications « d’autonomie démocratique » porté par le mouvement national kurde. Erdogan a rompu unilatéralement le processus de paix avec le PKK qui était arrivé à sa phase finale. Lui et ses acolytes se sont engagés dans une fuite en avant qui est allée crescendo en violence face à la revendication d’ « autonomie démocratique » et, surtout, sa mise en œuvre unilatérale dans de nombreuses localités où se sont constitués des contre-institutions suite au blocage du processus de paix. Une telle fuite en avant n’a pas d’issue politique. Elle signifie la destruction physique, morale et évidemment politique des kurdes qui s’opposent à l’Etat.
Cette guerre civile-coloniale engagée dans le Kurdistan nord a évidemment des conséquences dans le reste de l’Etat turc. Elle signifie la poursuite des attentats-suicides par des groupes pro-Daesh, instruments de l’Etat pour entretenir l’ambiance de psychose, et la répression systématique de toute opposition qui pourrait avoir un certain écho.
L’attentat-suicide d’Istanbul près de la mosquée bleue est un cas d’école. D’abord, il s’agit, à nouveau, d’un attentat que Daesh n’a pas revendiqué ce qui permet évidemment de ne pas interroger la liberté de manœuvre de ses soutiens en Turquie. Pourtant des groupes Pro-daesh ont pignon sur rue dans des villes turques proches de la frontière syrienne (GaziAntep, Adana) et de tuer des dissidents syriens : Naji Jarf, réalisateur d’un documentaire sur Daesh à Alep, executé d’une balle dans la tête à GaziAntep ou son collègue Ibrahim Abdelkader a été décapité à Urfa… sur le territoire de l’Etat turc… La non revendication par Daesh permet également, comme dans le cas d’Ankara, d’accuser le PKK contre toute vraisemblance. Ensuite, l’événement est mis à profit pour réprimer. Après l’attentat d’Istanbul, Erdogan a dû admettre du bout des lèvres que l’auteur était « venu de Syrie » mais pour mieux consacrer l’essentiel de son discours à la condamnation de ses opposants kurdes et les universitaires ayant signé la déclaration pour la paix « Nous ne serons pas complices de ce crime. »… Depuis, ceux-ci sont confrontés à des procédures judiciaires et encourent des condamnations tandis que la majorité des universités auxquelles ils sont rattachés ont entamé des procédures disciplinaires. Dans le même temps, les bourses d’Etat ou du Tübitak (plus ou moins l’équivalent du CNRS) leur ont été coupées. Outre ces procédures, une campagne de propagande violente a été lancée contre eux. Le mafieux d’extrême-droite, Sedat Peker, récent lauréat d’un « prix de la turcité » par le ministère de la culture turque et animateur du meeting électoral de l’AKP à Rize déclarait au sujet de ces universitaires « Nous ferons couler votre sang et nous nous doucherons avec ». C’est le langage des aboyeurs armés du régime.
La remise en cause des droits démocratiques de tous ceux qui s’opposent d’une manière ou d’une autre et la répression qu’ils subissent ne doit en aucun cas être séparé de ce qui se passe au Kurdistan nord. Ainsi, la solidarité internationale avec les universitaires de Turquie réprimés ne doit pas perdre de vue ce pourquoi ces universitaires se sont courageusement mobilisés. L’atteinte aux libertés universitaires n’est ici qu’un sous-produit de la guerre.
De manière générale, toute volonté d’informer sur les exactions de l’Etat au-delà des canaux militants est sévèrement attaqué. Ainsi, le 8 janvier 2016, une enseignante en poste à Amed/Diyarbakir, Ayşe Çelik, appela un talk-show de divertissement très populaire pour parler de ce qui se passait en termes humanistes dans le Kurdistan nord (sans employer ce terme), interpellant la population « Des enfants même pas nés, des mères, des enfants sont tués. En tant qu’artistes, en tant qu’êtres humains, ne restez pas silencieux ». L’animateur de l’émission, Beyaz, écouta respectueusement l’enseignante et la fit applaudir par le public. La réaction ne se fit pas attendre : l’enseignante est poursuivie en justice, une vidéo glaçante d’un commando de la police cagoulé menaçant Beyaz fut publié pour le quotidien pro-gouvernemental Yeni Safak. L’animateur s’humilia le lendemain en s’excusant d’avoir en somme agi dignement par erreur. Toute cela est relaté avec la vidéo sous-titrée en français par le site Kedistan qui constitue de manière générale une source irremplaçable pour suivre l’actualité en Turquie :http://www.kedistan.net/2016/01/11/beyaz-tele-enfant-tue-terrorisme/
Cet épisode n’est pas anecdotique, non seulement, il eut un bref mais large écho mais surtout il est significatif. L’intervention d’une enseignante, qui indiqua par la suite condamner les initiatives du PKK, mais se contentant de dire que les enfants et les civils ne doivent pas mourir est donc de trop. Cette approche est on ne peut mieux résumé par le doyen (pro-gouvernemental) de la faculté de théologie de l’Université de Marmara, Ali Köse « Dans un tel contexte, il est évident que tous ceux qui font des déclarations du type ‘les enfants meurent, les civils meurent, il faut la paix’ soutiennent le PKK »… avec tout ce que cela signifie.
Le mouvement démocratique de juin 2013, dit de Gezi, a créé une brèche mais les graines semées sont en train d’être recouvert par le sang versé par l’Etat avant d’avoir pu éclore. La sidération depuis l’attentat d’Ankara et la peur entretenue par les attentats (ou les menaces d’attentats) réduit considérablement la capacité d’action des secteurs démocratiques qui ont pu émerger. Sezen Aksu, l’une des chanteuses les plus populaires du pays depuis la fin des années 70, est une « démocrate de gauche » et ayant évité d’aller jusqu’au bout de ses prises de parole critique en janvier 2016, sans toutefois jamais les renier, a le mérite de résumer sans ambages la mentalité d’une partie des masses qui avaient pu remplir naguère les rues : « C’est tout simplement une situation folle. Une partie du pays se tord de douleur, l’autre partie poursuit sa vie comme si de rien n’était. Bien entendu, nous portons une peine dans notre cœur mais nous nous réfugions dans le confort de penser que nous n’y pouvons rien, et nous continuons. ». Il s’agit toutefois de la partie « avancée » de ces masses, au moins une « peine » est exprimée. Au-delà, de larges pans de la population se sont retirés dans une hostilité expectative envers Erdogan sans guère plus de sympathie pour le drame des kurdes. Quant aux à la base populaire de l’AKP, elle n’est pas sortie de son néant politique, suit la propagande gouvernementale et seule la crise économique d’ampleur qui se profile peut présenter un terrain d’action envers elle.
Comme indiqué de nombreuses fois précédemment, cette guerre civile-coloniale se déroule dans un Etat où désormais les kurdes vivent en majorité hors Kurdistan, dans « l’ouest » du pays. La répression de l’opposition démocratique et révolutionnaire ira de pair avec la persécution de ces masses kurdes là dans le reste de la Turquie. Outre l’appareil d’Etat et la matraque que représentent des groupes pro-Daesh, cela signifiera la multiplication des pogroms de septembre 2015 contre les kurdes hors Kurdistan, c’est-à-dire le terreau d’une mutation du pays vers une forme de fascisme turco-sunnite. A ce propos, observons qu’il convient définitivement de se débarrasser, de manière générale au-delà de la Turquie, d’une conception « mécaniste » d’une évolution vers une forme de fascisme qui résulterait d’une volonté directe de la grande bourgeoisie. Ces relations sont bien plus ambivalentes, avec des interactions et dynamiques continues entre le pouvoir politique et les différents secteurs capitalistes.
Pour revenir à la Turquie, dans ce paysage déjà désolé, les dirigeants européens ajoutent une touche de bouffonnerie sinistre. Plutôt que d’avoir au moins une véritable politique migratoire au-lieu d’une forteresse meurtrière, elle s’obstine à fermer les yeux sur ce qui se passe, à considérer la Turquie comme un pays « sûr », tant que le gouvernement turc accepte d’être le gardien des réfugiés fuyant la Syrie … A Berlin, le premier ministre turc Davutoglu s’est « engagé à « tout faire » pour parvenir à une réduction du flux de migrants ». C’est l’unique mais ô combien efficace argument du régime turc. Si le cynisme à courte vue des dirigeants européens est affligeant, Erdogan ne sera guère inquiété par les déclarations critiques du vice-président des Etats-Unis, Joe Biden, sur les libertés. J.Biden a déclaré « ce (le PKK) n’est rien d’autre qu’un groupe terroriste et ce qu’il continue à faire est absolument scandaleux », c’est-à-dire une acceptation de la guerre en cours… alors même que les Etats-Unis apportent un soutien aux troupes du YPG, qui sont dans la mouvance PKK, dans le Kurdistan syrien. Il y a là une contradiction fondamentale qui devra bien être résolue d’une manière ou d’une autre.
Le gouvernement turc est tel un char d’assaut sans frein lancé sur un champ de corps humains (principalement kurdes). Il ne s’arrêtera pas sans y être contraint. Travailler à cela constitue évidemment d’une question de solidarité internationaliste. Outre cela, chacun-e peut percevoir à quel point le renforcement d’un tel régime en Turquie, à la lisière de l’UE, contribuera à une dégradation accrue du rapport de forces entre classes dans toute l’Europe. Et notre rôle est de susciter une coalition assez large pour stopper cette course sanglante.
Source : Ensemble