« Nixon : Le seul point avec lequel je suis en désaccord avec vous… concerne les bombardements. Vous êtes sacrément trop concerné par les civils et je m’en fiche. Je m’en moque.
Kissinger : Je m’inquiète pour les civils parce que je ne veux pas que le monde entier se mobilise en vous accusant d’être un boucher. »
Conversation Nixon/Kissinger cité dans “Secrets: A Memoir of Vietnam and the Pentagon Papers (Daniel Ellseberg)”
Si le secrétaire d’Etat états-unien Kissinger avait besoin de couvrir politiquement la guerre impérialiste menée au Viêt-Nam, les dirigeants turcs ne ressentent probablement pas les mêmes contraintes pour mettre en œuvre leur politique meurtrière.
En effet, l’état de siège imposé à des communes kurdes, les massacres et les destructions qui y sont menés sont connus et ne suscitent pourtant aucune réelle difficulté pour Erdogan et ses acolytes sur la scène internationale.
Les faits sont pourtant accablants : plusieurs communes kurdes sont en état de siège (Sur à Amed/Diyarbakir, Nusaybin, Cizre, Sirnak, Silopi…). La population civile y est littéralement massacrée par des forces de police, ne connaissant aucune limite. Un exemple tragique parmi tant d’autres : la police peut aller jusqu’à tirer sur un convoi familial en route pour enterrer son bébé de 6 mois, tué par un tir de police, et blessant la mère et le grand-père. Il est impossible de faire un décompte des victimes dans ce chaos mais le bilan humain est très lourd. La population aux abois résiste néanmoins tandis que la jeunesse kurde s’insurge contre l’horreur d’Etat, notamment en se réfugiant derrière des tranchées de fortune dans les bourgs… Au Proche-orient, les Kurdes de Turquie rejoignent les peuples palestinien et désormais syriens dans « la tragique solitude » qu’avait évoqué Che Guevara au sujet des Vietnamiens. Et comme pour le Viêt-Nam, la Palestine ou la Syrie, cette tragique solitude ne doit rien au hasard.
La déclaration du 17 décembre 2015 du premier ministre turc, Ahmet Davutoglu, doit être relevée : « Déjà au mois de novembre 2013, nous avions considéré 12 sous-préfectures comme critiques. Si vous regardez la lutte (sic) en cours depuis deux-trois mois, il y a parmi ceux-là Lice, Silvan, Varto, Kulp, cela continue à Cizre, il y a Doğubeyazıt et Yüksekova. Dans la plupart de ces sous-préfectures, l’ordre a été instauré. En ce moment, il reste 4-5 endroits où la lutte continue de manière intense : Sur, Cizre, Silopi, Nusaybin, Dargeçit ». Outre le fait que « l’ordre » est loin d’être « garanti » tel qu’il le décrit et que cet « ordre » correspond plutôt à un bain de sang, la date qu’il donne est révélateur. Au mois de novembre 2013, il n’y avait pas de tranchée dans les communes kurdes… et un processus de négociation suivait son cours. Il s’agit donc d’une opération planifiée de longue date visant à briser les Kurdes ne votant pas AKP, là où l’attachement au mouvement de libération kurde reste très fort.
R.T.Erdogan a tissé ses filets dans plusieurs directions. Le régime turc a d’abord terrorisé l’opposition démocratique hors Kurdistan avec l’attentat contre le meeting pour la Paix, la Démocratie et le Travail à Ankara qui a fait plus de 130 morts. Cet attentat réalisé par des bombes humaines de groupes pro-Daesh grâce à la coupable complicité de l’Etat a réussi à durablement dissuader les secteurs démocratiques non kurdes de se mobiliser en masse. Cette atmosphère de terreur d’Etat (sous couvert de terreur « terroriste ») est entretenue par des informations de menace d’attentats suicides sans cesse renouvelés en Turquie…
Cette ambiance, la propagande et l’ambiance de guerre imposée par le gouvernement suffisent pour décourager une grande partie des masses urbaines mobilisées sur des bases démocratiques lors du mouvement de Gezi en 2013 mais dont la politisation est trop récente et fragile pour faire face à une situation aussi compliquée.
Le mouvement kurde, les forces démocratiques et révolutionnaires de Turquie ne peuvent pas non plus compter sur une aide venue des instances européennes. Au sommet UE-Turquie de novembre, le gouvernement turc a obtenu une aide européenne de 3 milliards d’euros et la légitimité politique en échange. Les titres de la presse faisant état d’un gouvernement turc « en position de force ». Pourtant, le rôle du régime turc auprès de Daesh est désormais largement reconnu, son économie connait un essoufflement certain… Les seuls leviers sur lequel il peut jouer, sont la promesse de juteux contrats et, surtout, son engagement à « sous-traiter » les millions de réfugiés qui fuient l’enfer de la guerre civile syrienne. Et ce levier est suffisant en raison de la politique raciste d’Europe frontière adoptée par l’UE et les états membres. La boucle est ainsi bouclée : pour faire face aux conséquences d’une politique raciste de fermeture des frontières, l’UE et les états membres ont recours à une politique de silence face à la mutation fascisante du régime turc. Pour cela, Erdogan sera le gardien des réfugiés syriens et, pour sauver les apparences d’un jeu dont personne n’est dupe, il lui suffira soit de se prévaloir de la lutte contre le PKK (toujours sur la liste des organisations terroristes de l’UE) ou de laisser faire les groupes pro-Daesh en regrettant du bout des lèvres leurs actions pour se dédouaner.
Afin de bien verrouiller la situation, R.T.Erdogan a pu compter une nouvelle fois sur le Gouvernement Régional Kurde (d’Irak) dirigé par le féodal pro-capitaliste Massoud Barzani. Le Kurdistan turc était en sang lorsque Barzani et Erdogan se serraient la main et que le communiqué officiel soulignait « la détermination de la Turquie à combattre également les deux organisations terroristes Daesh et le PKK ». Là aussi, non seulement ce renvoi dos à dos est inacceptable, mais il a surtout vocation à couvrir la répression des Kurdes.
L’ampleur de la répression et la faible mobilisation dans « l’ouest » (c’est-à-dire la Turquie hors Kurdistan) est sans aucun doute vivement ressentie par les masses kurdes. Pour le HDP (Parti Démocratique des Peuples, regroupant le mouvement de libération kurde, des courants marxistes, des démocrates), cela entraîne un double mouvement complémentaire de « gauchisation » (ou du moins de radicalisation anti AKP) et de critique des secteurs démocratiques du reste de la Turquie. Ainsi, Selahattin Demirtas, le co-président du HDP, poursuivant une évolution entamée depuis 2014, a attaqué frontalement l’aile droite du parti, trop « soft » contre l’AKP en déclarant à Al-Jazeera Turquie : « Au sein du parti, il y a toujours eu un courant qui appréciait Erdogan. C’était des erdoganistes embusqués. Ces personnes pensaient résoudre le problème nn préférant Erdogan à nous même, en tissant des liens avec l’AKP (le parti d’Erdogan), en étant quasiment ses larbins. (…) D’un côté, il y’a une structure Turque-Islamiste qui se base sur le califat (…) Nous avons proposé un système en faveur de la gauche, du mouvement ouvrier, de la liberté du peuple kurde, de la liberté de croyance, de la liberté des femmes et de l’autonomie. ». Mais dans le même temps, Demirtas s’est exprimé ainsi au sujet du reste de la société : « Il s’avère que ceux qui ont dit lors du mouvement de Gezi « nous avons compris ce qu’est l’Etat » ne l’ont pas compris » pour critiquer le silence hors Kurdistan.
La seule opposition internationale auquel fait face le régime turc est le gouvernement russe. Cela s’est manifesté lorsqu’un avion militaire russe fut abattu sous prétexte de s’être aventuré dans l’espace aérien turc, une opération de manière contraire aux usages diplomatiques. Mais cette friction, aussi significative qu’elle soit, ne comporte pas le moindre volet ayant trait au régime turc et sa persécution des Kurdes. L’opposition Erdogan/Poutine est celle d’une concurrence pour une lutte de zone d’influence au Proche-Orient entre deux puissances aux prétentions impérialistes (la Turquie ayant tout de même moins de moyens pour cela).
Localement, des acteurs peuvent se tourner en désespoir de cause vers la Turquie ou la Russie. Il est ainsi compréhensible que, faute du moindre autre soutien extérieur, S.Demirtas se soit rendu en Russie et ai rencontré le ministre des affaires étrangères S.Lavrov. En revanche, il est absurde pour des organisations du mouvement ouvrier européen de « choisir » entre Erdogan et Poutine, dont aucun des deux ne peut être par définition le porteur d’une quelconque démocratisation, de même qu’il est nécessaire de s’opposer aux deux forces contre-révolutionnaires en Syrie : Daesh et le régime d’Al-Assad.
Les perspectives sont autant sanglantes qu’incertaines. Erdogan cherche manifestement à briser les Kurdes par une terreur de masse. Il n’y arrivera pas. Le mouvement kurde est solide de son histoire de résistance, face à cette offensive aussi brutale qu’injustifié, la légitimité est de son côté pour les masses kurdes hésitantes. Le PKK est « descendu » de la montagne à la ville, mais il a surtout trouvé un terreau très fertile d’une jeunesse kurde en révolte, poussée à bout et qui exige un changement immédiatement.
Personne ne peut voir la fin de cette marée sanglante qui s’étend et contribuera sans aucun la mutation fasciste de la Turquie, une telle politique d’Etat nécessitant le soutien de bandes fascistes qui se sont déjà illustrés lors de pogroms coordonnés au mois de septembre. Mais, même si Erdogan ne parvient pas à atteindre son but final, les effets de sa politique sont dévastateurs sur la société et la région dans son ensemble.
Il est essentiel de desserrer l’étau qui étrangle les Kurdes de Turquie et entraîne ce pays dans les ténèbres. En France, une tâche primordiale reste non seulement de dénoncer les exactions d’Erdogan mais aussi de faire vivre une coalition large éclairant la politique criminelle des dirigeants européens et du gouvernement Hollande-Valls pour la contraindre. Il y a urgence !
Source : Ensemble