Il n’est pas vrai que les Ukrainiens trouvent la question du libre échange avec l’Union européenne significative au point de prendre le risque de passer des nuits blanches sur la place. La popularité de l’Euromaidan n’a rien à voir avec ça. Ce sont les problèmes socio-économiques du pays, beaucoup plus graves que ceux de ses voisins de l’Est et de l’Ouest, qui nourrissent les protestations.
Le salaire moyen en Ukraine est de 2 à 2,5 fois inférieur à celui de Russie et de la Biélorussie et encore beaucoup plus faible que dans l’Union européenne. La crise économique mondiale a affecté l’Ukraine bien plus radicalement que toute autre économie européenne, de l’Atlantique à l’Oural. La croissance économique reste congelée et la production industrielle continuera sans doute à diminuer en 2013. De plus, le système économique ukrainien exempte pratiquement les oligarques du paiement des impôts. Il est possible, tout à fait légalement, d’exporter des minéraux, des métaux, de l’ammoniac, du blé et des tournesol pour des dizaines de milliards de dollars et de déclarer zéro bénéfices. Tous ces revenus finissent dans les paradis fiscaux où sont établis presque toutes les entreprises fonctionnant en Ukraine. De plus, tous les bénéfices réalisés par une entreprise dans le pays peuvent être légalement et aisément exportés vers les paradis fiscaux — il suffit de les « recadrer », par exemple en tant que prêt (fictif).
Est-il alors surprenant que le gouvernement ukrainien ait systématiquement du mal à boucler le budget ? A la fin de l’année dernière l’Ukraine était dans une phase de pré-faillite. Les salaires impayés aux employés de l’État sont devenus une pratique courante et le budget a pratiquement cessé d’attribuer des fonds aux programmes sociaux. La situation a empiré du fait de la guerre commerciale avec la Russie, lorsque Gazprom a augmenté le prix du gaz fourni à l’Ukraine à un niveau record en Europe de l’Est. Les oligarques ont conduit le pays dans un gouffre. Même après des débats sans fin, ils n’ont pas été capables de formuler une stratégie cohérente de développement en évitant tout financement de l’État, dont ils ont systématiquement vidé les caisses. Toute stratégie de développement impose de contrôler leurs appétits – il faut au moins partiellement interdire le recours aux paradis fiscaux et garantir le paiement d’un minimum d’impôts. Mais c’est justement ce que les oligarques ne peuvent accepter, même s’ils comprennent que s’ils ne changent pas les règles de jeu actuelles ils conduiront l’État à la catastrophe socio-économique, coupant ainsi la branche sur laquelle ils sont assis.
Lorsque l’on parle de problèmes économiques, l’opposition de droite se focalise presque uniquement sur les thèmes de corruption et de l’inefficacité des autorités. Et si la discussion dérive vers le pillage de l’État par les oligarques, ils se limitent à ne parler que des hommes d’affaires proches du Parti des régions et, le plus souvent, sont incapables d’aller au delà des affaires appartenant aux fils de Ianoukovytch. Du point de vue de la droite, les autres oligarques ne posent pas de problèmes, car ils ont « une conscience nationale ». En suivant cette logique, lorsque l’Ukraine est pillée par un Ukrainien « authentique », c’est toujours bon pour la cause nationale.
C’est une situation paradoxale. Tous les économistes consciencieux (même les plus néolibéraux, tel Viktor Pinzenik) sont d’accord pour admettre que le système fiscal et la légalité du pays ont été construits de manière à ce que les oligarques soient exemptés du payement des impôts. Tout le monde sait qu’un tel système ne peut pas durer longtemps. Mais aucun politicien parlementaire n’a osé proposer une alternative, pourtant évidente et réaliste. Quasiment personne n’est prêt à admettre publiquement que la question la plus urgente à laquelle l’Ukraine doit faire face, ce n’est ni l’Union européenne, ni les syndicats, mais le simple fait que les oligarques doivent payer l’impôt. L’appareil d’État serait parfaitement capable de l’imposer, car tous les actifs des oligarques sont situés en Ukraine. Cependant, comme Andrei Hunko l’a souligné récemment, « l’oligarquisation » de la politique ukrainienne a atteint de tels sommets, qu’aucun des partis parlementaires existants n’ose même en parler.
C’est désespérant, mais seules les voix de la gauche radicale expriment cette exigence minimale et évidente. Je tiens à souligner que les « 10 Thèses » (1) ne sont pas le programme de l’Opposition de gauche, mais seulement un premier pas vers l’élaboration d’une orientation politique qui pourrait rassembler toutes les forces contre les oligarques, tous ceux qui ne considèrent pas que la dictature fasciste d’extrême droite pourrait être une solution – une sorte de dictature vers laquelle l’Union pan-ukrainienne Svoboda nous pousse de manière insistante alors que les dirigeants de l’opposition officielle la regardent passer.
L’absence d’un quelconque plan d’action cohérent pour aider à sortir l’Ukraine de la crise est devenue si criante que même des publications assez libérales, qu’on pourrait même qualifier de « droite libérale » — par exemple, zaxid.netde Lvov — ont commencé à discuter nos « 10 Thèses ».
Zahar Popovitch Militant du Collectif de l’Opposition de gauche. Son article ainsi que les 10 Thèses de l’Opposition de gauche ont été d’abord publiés en russe sur le site Otkrytaïa Levaïa (Gauche ouverte) : http://openleft.ru/?p=1157 (Traduit du russe par JM).
Notes
1. Voir dans ce numéro. Le Collectif de l’Opposition de gauche est un des rares groupes de la gauche radicale ukrainienne qui a tenté d’être présent dans le mouvement de protestation.
Source : inprecor