Vu de la Tour Eiffel, le Maroc se trouve à l’est du méridien de Paris. Vous croyez que je me trompe ? On dit pourtant que les danses pratiquées à Casablanca sont orientales. Cette confusion dans la distinction des quatre points cardinaux ne frappe pas seulement les Français. En Europe l’Orient n’est pas toujours à l’est et pour les Russes il est même partiellement au sud. Cela nous apprend quelque chose sur la conception bien occidentale de la culture soi-disant orientale.
L’Orient, tout comme l’Asie, est une construction idéologique. Un Pakistanais est bien différent d’un Japonais, une Libanaise d’une Indonésienne, tout comme un Norvégien n’est pas un Grec. C’est le colonialisme qui a forgé au XIXe siècle ce « bloc oriental », supposé s’être attardé dans son développement, peuplé de gens d’un niveau culturel et politique inférieur et donc digne d’être colonisé. Le développement industriel et libéral de l’Angleterre, de la France et des USA en était (et en est encore pour beaucoup) la preuve.
La prétention occidentale était tellement grande que les intellectuels (orientalistes et autres) expliquaient aux Orientaux comment ils devaient interpréter leur propre culture, ceux-ci n’en étant pas capables. C’est ainsi que des compositeurs européens et étatsuniens ont inventé (surtout pour le cinéma) des mélodies arabes que l‘on n’entendra jamais en pays arabe. C’est ainsi que le régime stalinien ordonna aux compositeurs soviétiques de fonder des conservatoires dans les républiques autonomes zazakhe, ouzbeque, turkmène, etc. pour y développer un style musical savant « national ». C’est ainsi que des séries télévisées américaines montrent des Turcs contemporains avec un fez sur la tête, couvre-chef pourtant interdit par Atatürk vers 1931. Il s’agit ici du comble de l’ignorance. Et le cinéma des années trente ne se gênait pas de représenter les Orientaux et spécialement les Chinois comme des gens fourbes et cruels, comme dans les films avec le personnage Fu Manchu. Il est rusé, le péril jaune.
De passage l’été passé à Istanbul chez des amis, j’en ai profité pour rendre visite à l’exposition 1001 Visages de l’Orientalisme (Oryantalizmin 1001 Yüzü) organisée par le Sakıp Sabancı Müzesi dans le quartier Emirgan, sur la rive « européenne » du Bosphore.
Cette très intéressante exposition ne manquait pas d’ironie. Surtout si vous savez que les Stambouliotes ne s’intéressent guère aux orientalismes comme le Bazar ou le hammam, si ce n’est que pour les vendre aux touristes. Ils vont comme tout le monde au supermarché et prennent leur bain chez eux. Le seul orientalisme que j’ai remarqué dans cette ville ultramoderne c’est l’appel du muezzin, qui du reste ne mobilise pas des grandes foules pour la prière. J’ai mentionné l’ironie : les « Orientaux » ont copié le style des orientalismes, ces œuvres architecturales et autres que vous pouvez admirer sans partir pour l’Orient. Vous n’avez qu’à parcourir votre propre ville. Vous y verrez une sphinge égyptienne sur une façade, une villa mauresque avec son moucharabieh, une porte « lunaire », etc. La gare St-Pierre à Gand est construite dans un style qui rappelle les palais d’Hyderabad ou de Jaipur. Le comble c’est qu’aujourd’hui les nouvelles populations musulmanes d’Europe occidentale importent ces styles. Si vous prenez le train d’Anvers à Amsterdam (c’est toute une aventure aujourd’hui) vous verrez dans les environs de Rotterdam à votre gauche une nouvelle mosquée la plus kitsch possible. Elle me fait penser à une grande sucrerie tunisienne. Les églises construites au XIXe siècle sont du même acabit, par exemple la basilique du Sacré-Cœur à Montmartre, construite par des architectes-pompiers pour racheter les pêchés commis par les Communards de 1871. Admirez par contre la mosquée Suleymaniye créée par l’architecte ottoman Sinan au 16e siècle, ou la Sainte-Sophie dans la même ville. Et n’oubliez surtout pas, si vous êtes à Constantinople, d’entrer dans la mosquée Sultanahmet, aussi connue sous le nom de la mosquée bleue, terminée en 1618 et encore plus lumineuse que les cathédrales gothiques. Mais évitez le Bazar, sauf pour acheter de la soie chez une de mes connaissances stambouliotes, Mr. Firat que je remercie ici pour son hospitalité.
Le regretté Edward Saïd, un intellectuel américain d’origine palestinienne, a été le premier à soumettre l’orientalisme à un examen critique dans son l’ivre L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, publié en 1978 et traduit en français en 1980. Il a également écrit un ouvrage plus général sur la culture et l’impérialisme. Lisez-les.
(La semaine prochaine : Les deux cultures)
image: la mosquée bleue
publié également sur le blog du NPA du Tarn