Ce 17 novembre était considéré comme la journée internationale des étudiants. Du côté de la Belgique francophone, quelques centaines d’étudiants descendaient dans la rue pour revendiquer que les moyens dont l’enseignement à besoin lui soient attribués. Parmi les raisons qui nous permettent d’expliquer la relative faiblesse de la mobilisation étudiante, l’absence de propositions concrètes relatives à l’enseignement de la part du nouveau Gouvernement de la Communauté a sans doute joué un rôle. Nous espérons cependant que cette mobilisation ne soit qu’un signal annonciateur des mobilisations qui nous attendent dans le contexte inévitable des attaques qui seront adressées à l’enseignement. Un mouvement étudiant combatif, organisé sur des bases démocratiques et en phase avec les luttes syndicales des travailleurs apparaîtrait alors comme un idéal. Mais dans tous les cas, il s’agit d’un moment opportun pour faire le point sur ce que l’on réserve à notre enseignement pour les années à venir.
Pour ce faire, il faut se référer à la Déclaration de Politique Communautaire (DPC) qui, à l’instar de l’accord de Gouvernement au fédéral, présente le projet politique du Gouvernement de la Communauté qui détient les compétences pour ce qui concerne l’enseignement. On s’attend donc particulièrement à ce qu’un tel document tente de répondre aux grands enjeux de l’enseignement de la Belgique francophone, notamment en ce qui concerne les inégalités flagrantes dans l’enseignement obligatoire et le manque de financement de l’enseignement supérieur. En effet, si les études internationales de type PISA ont bien eu une utilité quelconque, elle se trouve dans la mise en évidence des inégalités dramatiques liées à l’origine sociale des élèves. Quel que soit l’indicateur retenu (diplôme des parents ou nombre de salles de bain dans la maison), la Belgique apparaît ainsi comme le pays où le poids de l’origine sociale dans le parcours de l’élève est le plus important[1]. Et pour cause, le recours démesuré au redoublement, la relégation des élèves moins performants dans l’enseignement qualifiant et la forte présence d’un réseau d’enseignement privé agissent comme des mécanismes creusant l’écart entre les élèves riches et les élèves pauvres.
En ce qui concerne l’enseignement supérieur d’autre part, l’instauration de l’enveloppe fermée en 1996 bloque l’augmentation progressive des financements accordés à l’enseignement supérieur, créant de la sorte un décalage de plus en plus dramatique entre des subventions qui ne bougent pas et une population étudiante sans cesse grandissante. Pire encore, l’attribution des moyens aux établissements du supérieur dépendant de la proportion d’étudiants qui le fréquentent a mené ces derniers à une compétition malsaine pour celui qui aura la plus grosse part du marché qu’est devenu la population étudiante, et ce afin d’obtenir des financements qui ne permettront de toutes façons pas un encadrement adapté. Une telle situation pénalise à nouveau les étudiants les plus précaires ne disposant pas des ressources financières, culturelles ou sociales leur permettant de surmonter l’obstacle qu’est la première année du supérieur.
Qu’est-ce que nous propose la DPC face à ces enjeux majeurs ? Reconnaissons d’abord les propositions louables : le refinancement de l’enseignement supérieur est censé être soumis à la discussion dans les années à venir, et le tronc commun allongé d’une année, ce qui devrait permettre de limiter quelque peu le poids de la filiarisation dans la production des inégalités. De bonnes intentions semblent également émerger en ce qui concerne le logement étudiant et l’aide à la réussite, mais au-delà de ça, le tableau qui nous est proposé par la DPC présente aussi des couleurs plus sombres qui risquent bien de déteindre sur les quelques bonnes idées mentionnées précédemment.
Enseignement et monde de l’entreprise main dans la main
Le développement de l’enseignement par compétences a marqué au fer rouge l’influence du capital sur la détermination des contenus de l’enseignement[2]. Cette situation ne semble pas suffisante pour le Gouvernement de la CF qui entend bien rapprocher le monde de l’entreprise de l’enseignement (qualifiant et supérieur).L’idée serait donc de multiplier les moments de rencontres directes entre étudiants et firmes privées, mais aussi favoriser l’« immersion »… des enseignants dans les entreprises.
De la sorte, le Gouvernement renforce l’idée d’un système éducatif exclusivement consacré à la production d’une main d’œuvre flexible et soumise aux exigences de l’entreprise privée moderne. Peu d’espace est attribué à la formation de citoyens critiques, capables de participer aux instances de la vie démocratique, et ce ne sont pas les quelques heures d’« éducation à la citoyenneté » qui changeront la donne.
En outre, l’idéalisation de l’entreprise est telle que le Gouvernement espère des établissements scolaires qu’ils en adoptent le fonctionnement. Les directeurs deviennent des « managers pédagogiques » qui se doivent de gérer au mieux des équipes éducatives « motivées ». Un meilleur système de gouvernance sera alors mis en place grâce à l’attribution d’une plus grande autonomie accompagnée d’une responsabilisation accrue. L’impact qu’aura ce ramassis de termes nauséabonds sur le statut des enseignants demeure incertain, mais cela n’augure rien de bon pour les travailleurs de l’enseignement obligatoire, et encore moins si l’on part du principe que les 150 millions d’économies devant se faire dans l’enseignement frapperont le personnel éducatif.
La régulation de la population étudiante
En ce qui concerne le manque de financement de l’enseignement supérieur, deux solutions possibles peuvent être envisagées : soit on augmente les financements attribués afin de les faire correspondre aux besoins de l’enseignement, soit on réduit la population étudiante afin qu’elle corresponde mieux aux fonds disponibles. Mais plutôt que de faire un choix entre l’une ou l’autre perspective, la DPC joue habilement sur les deux plans.
La promesse d’un refinancement de l’enseignement permet ainsi au Gouvernement de la CF d’éviter le mécontentement des représentants étudiants qui réclament un refinancement de l’enseignement depuis bien longtemps. Mais d’autre part, la proposition de mettre en place une épreuve certificative en fin de secondaire facilitera la régulation de la population entrante dans l’enseignement supérieur, permettant ainsi de compenser une augmentation inévitable des moyens attribués à l’enseignement supérieur. On ne s’étonnera pas de trouver, dans ce type d’évaluation, des épreuves telles que la simulation de CV ou la rédaction d’une lettre de motivation (ce qui se trouve déjà dans de nombreux manuels scolaires, sous couvert de « coller à la réalité des élèves »!). Mais, cerise sur le gâteau, ce nouveau dispositif devrait être complété par le développement de « tests d’orientation non-contraignants » à l’entrée toutes les facultés, dont on peut s’attendre à ce que le rôle dissuasif surpasse largement le rôle informatif.
Vaillamment motivé par l’amélioration de l’« excellence » de notre système éducatif, le Gouvernement de la CF entend ainsi restreindre l’accès aux études supérieures à ceux étant déterminés à acquérir un diplôme. Nos ministres de l’enseignement pourront donc s’attribuer le mérite d’avoir refinancé l’enseignement supérieur tout en diminuant ses besoins par la réduction de la population étudiante. Or, les expériences similaires telles que le BAC français ou la PAU en Espagne permettent de constater que les épreuves imposées à la sortie de l’enseignement obligatoire ou à l’entrée de l’enseignement supérieur ne fonctionnent que comme des mécanismes de sélection sociale, réservant de la sorte l’accessibilité des filières les plus prestigieuses du système éducatif aux enfants des « élites ». On ne pourra s’attendre à autre chose dans un contexte aussi inégalitaire que celui du système éducatif belge.
Pour un enseignement de qualité accessible à tous
Les propositions qui sont avancées dans la DPC s’inscrivent parfaitement dans le déplacement général de la préoccupation d’une démocratisation de l’enseignement à une préoccupation pour la mise en place d’un « enseignement d’excellence » qui peut s’observer dans la plupart des pays. Cette évolution des priorités politiques répond d’ailleurs elle-même à une transformation des exigences du marché du travail qui ne requiert plus autant de travailleurs hautement qualifiés. Une fois de plus donc, l’enseignement demeure une machine au service d’une économie injuste et antisociale.
En ce qui nous concerne, notre objectif est d’éliminer au plus possible la reproduction des inégalités sociales dans le système éducatif. Nous ne pouvons donc que nous opposer au développement de nouveaux entonnoirs sociaux qui auront comme effet de rendre l’enseignement supérieur plus élitiste qu’il ne l’est déjà. Au lieu de restreindre l’accès aux études, il faudrait effectivement financer l’enseignement à la hauteur de ses besoins, donc afin de fournir un encadrement décent à tous les étudiants et de réduire le coût des études (qui ne se limite pas au minerval). Et à ceux qui nous diront que les moyens ne sont pas là, nous leur répondons que ce n’était pas non plus le cas lorsqu’il fallait sauver les banques.
Nous estimons aussi que la valorisation des filières qualifiantes ne pourra se passer d’un rapprochement entre les différentes branches de l’enseignement obligatoire, et ce dans l’idée d’une formation polytechnique qui ne cloisonne pas les individus dans des cases pour le reste de leur vie. L’enseignement qualifiant doit contenir davantage de formation générale, et l’enseignement général doit contenir davantage de formations manuelles et artistiques. L’idée de renforcer les relations entre l’entreprise privée et l’enseignement qualifiant n’aura pour seul effet que de développer la mise à disposition d’une main d’œuvre gratuite pour les employeurs (les stagiaires), et on a du mal à voir en quoi cela suppose une valorisation de l’enseignement qualifiant.
Ceci dit, il convient de souligner que la lutte pour un système éducatif plus égalitaire ne pourra faire l’économie d’un changement de société. Même dans le contexte peu probable d’un enseignement parfaitement égalitaire, la structure du marché du travail dans une économie de marché se chargerait de produire des inégalités sociales par la hiérarchisation des positions et des rémunérations. La lutte pour un enseignement accessible à tous doit donc s’accompagner d’une lutte pour une société plus égalitaire, à laquelle nous entendons bien contribuer !
Ernesto Reed
[1] Pour une analyse détaillée des données de PISA, voir le document de l’APED : « PISA 2012, sans fard et sans voile : Pourquoi les systèmes éducatifs de Belgique et de France sont-ils les champions de l’inégalité sociale ? » http://www.skolo.org/IMG/pdf/dossier_pisa_fr.pdf
[2] Pour plus d’informations sur ce point, voir Nico Hirtt « Les nouveaux maîtres de l’école : L’enseignement européen sous la coupe des marchés ».