Notre camarade André Henry a écrit ses mémoires, qui retracent une des plus belles pages de l’histoire du mouvement ouvrier après-guerre:L’épopée des verriers du Pays noir. Nous avons demandé à une série de personnes de différents milieux de la gauche de commenter cet ouvrage. Nous publions ci-dessous la contribution de Renaud Maes, chercheur-doctorant en Sciences sociales et du travail de la Faculté des Sciences sociales et politiques de l’ULB. Les textes déjà publiés sont consultables ici. —LCR web
La première chose qui frappe, à la lecture du livre d’André Henry, c’est la cohérence d’un engagement. Une cohérence qui se traduit dans la clarté du langage : ici, on évoque sans complexe la lutte des classes, la contrôle ouvrier comme moyen de contrer l’autoritarisme bourgeois, la révolution pour abolir le capitalisme et en finir avec l’aliénation des travailleurs qu’il engendre. Si ce livre prend la forme de mémoires, il n’en est pas pour autant une occasion de « rentrer dans le rang », bien au contraire : il est l’affirmation d’une fierté des luttes menées et surtout, de la nécessité de lutter.
Une constante du récit de « l’épopée des verriers » est une réflexion sur le sens du collectif : le collectif est ici décrit comme un assemblage de personnalités hautes en couleur, mobilisées dans l’action. Pour reprendre la formule de Sartre, ici, « l’homme réel » ne se dissout pas dans « l’acide sulfurique » du collectif : la description des combats syndicaux et politiques refuse de donner l’illusion d’une « armée », mais bien au contraire, offre la description de groupes vivants et ouverts – l’auteur rappelant d’ailleurs à plusieurs reprises sa méfiance face aux uniformes. L’auteur réussit donc ce tour de force de décrire les luttes sans réifier les individus – à ce sujet, il faut souligner la distinction salutaire qu’il propose entre direction et patronat, les directeurs n’étant finalement que des pions dans le jeu. Cette analyse permet une description aussi fine que lucide des négociations syndicales et des enjeux de pouvoir autour de l’industrie wallonne (du verre, mais aussi, par extension, de toute l’industrie lourde).
Ce récit est d’ailleurs la description d’un monde industriel en évolution : mécanisation, fusions-acquisitions, délocalisations, acquis et retours en arrière. Il permet de dégager des constantes – les mécanismes d’opposition des travailleurs entre eux, les dangers du corporatisme, les stratégies d’affaiblissement des syndicats, la complicité d’une certaine bureaucratie syndicale et de certains politiciens sociaux-démocrates avec les intérêts d’un patronat ne cherchant que son profit.
Replongeant au cœur de l’usine, il souligne les hiérarchies de statut (employés et ouvriers), de métiers (verriers du chaud et du froid), et montre comment un syndicat ouvrier « de combat » permet de déjouer les ruses de la distinction, c’est-à-dire de l’institution de ces différences matérielles (souvent dérisoires) en gouffres séparant les positions symboliques. En ce sens, ce témoignage est précieux pour tout qui, du sociologue au militant, s’intéresse à l’évolution du travail et de son organisation.
Insistant fréquemment sur la nécessité d’une indépendance syndicale, André Henry souligne pour autant l’importance de concevoir la lutte politique et la lutte syndicale comme un seul ensemble. Il martèle sa conviction que la conscientisation et la formation politique doivent constituer des piliers de l’action syndicale, mais qu’une telle démarche doit se faire par les travailleurs pour les travailleurs, selon le schéma décrit par Marx. Non sans évoquer la pédagogie des opprimés de Paulo Freire, le récit de ces expériences syndicales peut être alors lu comme un traité pratique, un guide de pédagogie de l’émancipation fondé sur l’expérience concrète des verriers.
Enfin, l’ouvrage est un appel à l’optimisme dans la lutte : décrivant méthodiquement comment se construisent les mouvements permettant d’arracher des acquis sociaux, rappelant le pouvoir résidant dans l’organisation des travailleurs par eux-mêmes, la force du contrôle ouvrier, des actions syndicales (dont la grève, aujourd’hui tellement menacée), il montre qu’il n’y a pas de fatalité. En ces temps moroses où le défaitisme touche profondément les structures syndicales et militantes, face à la résignation globale imposée par les trahisons de la social-démocratie parfaitement acquise à la nouvelle « raison du monde », qu’on le nomme néolibéralisme ou esprit capitaliste, cet ouvrage est un bol d’oxygène inespéré pour aviver la flamme des luttes. Mais bien loin d’un plaidoyer empli de « bonnes intentions » aussi fades qu’inoffensives, déclinées sous forme de slogans gentillets (« indignez-vous »), il s’agit ici d’un véritable manifeste, ancré dans la réalité des usines où les cadences infernales finissent d’aliéner les travailleurs contraints de vendre leur force de travail pour survivre, enraciné dans l’histoire concrète des combats syndicaux et politiques.
Renaud Maes, chercheur-doctorant en Sciences sociales et du travail de la Faculté des Sciences sociales et politiques de l’ULB.
Photo: La Gauche