N’avions-nous pas risqué l’aquaplanage sous les bourrasques et les trombes d’eau cet après-midi en revenant d’un colloque syndical à Namur ?
Aussi, le mécréant que je suis implore le ciel pour une accalmie maintenant que j’arrive à destination : je dois vendre La Gauche sur les marches du Bastion avant la conférence de ce soir à la FGTB Charleroi…
Et voici que Léon Trotski, Ernest Mandel et Léon Lesoil qui, j’en suis sûr, boivent le thé bien au chaud au Paradis, ont entendu ma prière païenne et déployé leur parapluie au-dessus de Charleroi.
J’aperçois soudain les éclats bleus des gyrophares à l’entrée du ring au-dessus du boulevard Devreux… Serait-ce pour canaliser les hordes de syndicalistes venues s’abreuver aux discours de nos orateurs ? Hélas !… « Pourquoi on est là ? » me répond un motard de la Police Fédérale rougeaud et casqué, « Ben, c’est pour le match de foot au Mambourg, tiens ! »
Soit. Me serais-je laissé contaminer par l’enthousiasme des AG et des piquets de ces dernières semaines ? Allons Camarade, arrête de rêver au Grand Soir, redescends les pieds sur le trottoir, empoigne ta pile de journaux et applique-toi humblement à l’obscure tâche militante. Avec enthousiasme, j’accoste en brandissant mon canard tous les quidams qui montent vers la FGTB… mais dépité, je comprends vite que la plupart sont venus déposer un document ou une carte de pointage dans la profonde boîte aux lettres du syndicalisme de service… et refusent poliment mon invitation à une édifiante lecture anticapitaliste pour la modique somme de 2€ !
La Gauche, 2€
Enfin, ceux qui sont venus pour la conférence arrivent au compte-goutte et je commence à vendre le journal. On se salue, on papote, on se jauge (c’est comme ça entre militants quand un badge cactus ou un paquet de tracts sous le coude ne vous identifie pas tout de suite !), on se grille une clope et on dégoise. Comme il se doit, on dénigre allègrement les sirènes de la concertation qui semblent déjà titiller l’oreille de nos directions syndicales alors même que rien de significatif n’a bougé chez ceux d’en face.
Je reconnais de loin l’une ou l’autre silhouette familière émergeant de l’obscurité du boulevard mais évidemment je me réjouis surtout de voir pas mal d’inconnus gravir les marches du Bastion. Collant au train des derniers retardataires, je me faufile entre les rangées de sièges jaunes sous l’œil sévère d’un Salvador Allende dont le portrait sur fond bleu électrique domine la salle et suis ravi de voir qu’elle est finalement pas mal remplie.
Ca commence
La conférence vient de commencer et Isabelle Wanschoor Secrétaire principale Hainaut de la CNE (CSC) est en train de décrire par le menu à quel point la minutieuse préparation en front commun de cette grève depuis le mois d’octobre explique le succès de ce 15 décembre. Elle explique par exemple la stratégie mise en place pour toucher des cibles symboliques. Ainsi la chaîne Colruyt, qui connaît peu de syndicalisation, qui ouvrait à chaque grève et récupérait ainsi de manière insolente la clientèle des autres chaînes et dont la famille richissime est proche de la NVA ! Elle évoque aussi le formidable potentiel de formation pour les jeunes militants ; « on apprend plus en deux jours de piquet qu’en deux mois de formation ! ».
Puis elle en vient au délicat moment d’aborder ce qui nous amène tous ici ce soir, le « Et après ? » ! Et voilà-t-il pas qu’elle nous annonce tout de go qu’on entre dans une période de trêve qui laisserait à la fois un temps pour la concertation et à la fois le temps nécessaire pour élargir le mouvement et préparer la suite d’un combat qui promet d’être de longue haleine. Elle parle de toucher l’ensemble de la population, même les plus rétifs… (C’est sans doute à propos de ceux-là que mon voisin me glisse à l’oreille : « On n’amène pas à la rivière l’âne qui n’a pas soif ! »)
Carlo Briscolini, le Président de la FGTB Charleroi ne dira finalement pas autre chose, insistera lui aussi sur l’entente au sein du front commun et parlera de l’importance des assemblées convoquées depuis les entreprises et les lieux de travail pour construire la mobilisation. Il dira que, loin de se reposer sur les secteurs qui par tradition démarrent au quart de tour, il s’agit cette fois « d’être bon là où d’habitude on est mauvais ! »
C’est au tour de notre camarade Freddy Mathieu de la LCR de prendre la parole. D’emblée il pose la question que beaucoup d’entre nous redoutent ici : et si les directions syndicales étaient déjà en train de préparer l’atterrissage du mouvement pour le 13 janvier ? Que se passera-t-il si on désespère la couche de syndicalistes militants qui se radicalise ou émerge à l’occasion de ces grèves ? Quelle illusion répand-on quand on pleurniche après « la bonne vieille concertation »? Ce temps-là est passé, il ne reviendra plus… et c’est tant mieux face à un gouvernement et un patronat agressifs qui exhibent fièrement leur droite dure et sont prêts à l’épreuve de force avec le mouvement des travailleurs. « Il nous faut décomplexer le syndicalisme, il faut inverser le rapport de force », répète-t-il car si on perd cette bagarre, on est reparti pour 20 ans de syndicalisme de service après avoir enterré une fois de plus le syndicalisme de combat !
On laisse alors la parole à Vladimir Nieddu, de la Commission internationale de la Fédération SUD Santé, qui nous assure que, depuis la France, on observe avec beaucoup d’intérêt la déclaration de guerre des Belges aux politiques d’austérité.
Il nous dit leur admiration pour la construction d’un front commun, pour l’élaboration d’un plan d’action qui monte en puissance jusqu’à la grève générale, pour la force de nos organisations syndicales… Faut dire que chez eux, on vit une période de recul historique pour la gauche avec un manque sidérant de réactions face à un gouvernement socialiste de collaboration éhontée avec le patronat, qui mène une politique dont Sarko lui-même n’aurait pas à rougir ! Pour lui, notre mouvement adresse un signal important à tous nos voisins car il est le premier de cette envergure en Europe du Nord, celle qui soi-disant s’en sortirait mieux, parce que plus vertueuse, que celle du Sud… et surtout parce que symboliquement, nous sommes au cœur de la forteresse à Bruxelles !
La parole à la salle
Comme il fallait s’y attendre, le débat, très animé, démarre au quart de tour. L’étendard de la LCR qui orne le pupitre en perd son majestueux drapé et manque d’ailleurs plusieurs fois de glisser jusqu’à terre quand un orateur trop enthousiaste fait trembler la tribune ! Il y a les vieux briscards qui confrontent leurs expériences passées, depuis les grèves de 60 jusqu’au baroud des Forges de Clabecq. Viennent ensuite les analyses historiques des militants politiques expérimentés. Et enfin, ceux qui m’ont le plus touché : les délégué(e)s de base qui se demandent comment ils ou elles vont demain expliquer à leurs troupes que les états-majors ont décidé une trêve au milieu du champ de bataille pour dresser la table du pique-nique avec l’ennemi ! Bref, ça ferraille dans tous les sens… Mais presque toujours dans le même sens : attention, bureaucrates syndicaux, vous vous engagez sur une pente glissante. Prenez garde à ce qu’elle ne soit pas celle de la démobilisation ! Une fougueuse camarade s’emporte d’un coup et crie du fond de la salle à l’adresse des permanents : « Vous nous expliquez que le gâteau est en train de monter mais vous ouvrez le four en plein milieu de cuisson ? Mais c’est du sabotage ! »
Après deux tours d’intervention de la salle, la conférence se termine et devant un verre, ceux qui en savent un peu plus se confient : si demain après la réunion du groupe des dix, on annonce déjà avoir lâché du lest, et qu’après ça le gouvernement embraye, ça pue pour le mois de janvier…
Je sors et il bruine sur Charleroi comme sur mon moral oxydable de militant. J’essaye de retrouver la maxime de Gramsci sur le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté mais je n’y arrive pas. Alors je lève les yeux : Là-haut, Ernest et les deux Léon ont replié leur parapluie et boivent un Orval à ma santé !