Ce dimanche 29 mars, les mouvements Hart Boven Hard et Tout Autre Chose (HBH/TAC) organisent une grande parade proposant « au plus grand nombre de s’unir contre l’actuelle politique du gouvernement » et de « lutter pour une société solidaire, qui offre à toutes et tous égalité des chances et oxygène ». Face à l’intransigeance du gouvernement Michel Ier, toute initiative progressiste est évidemment la bienvenue pour contribuer à construire un large front de résistance sociale, indispensable pour au moins endiguer les attaques austéritaires. HBH/TAC parviennent à soulever un nouvel enthousiasme, fédérateur et plein d’espoirs, en proposant un espace d’expérimentation pour l’action collective solidaire à une large couche de personnes n’y étant pas spécialement habituée. Mais, au risque d’étouffer leur potentiel démocratique, la construction de ces mouvements et, plus largement, de la résistance sociale, doit oser la réflexion ouverte et collective sur le fond et la forme, y compris sur les questions qui fâchent. Aussi, tout en soutenant cette dynamique et en mobilisant pour la Parade*, voici quelques critiques qui se veulent constructives, histoire de contribuer au débat pour mettre un maximum de chances du côté d’une résistance sociale forte, unie et efficace.
Initié par le monde associatif flamand sur fond d’attaques austéritaires régionales, le mouvement Hart Boven Hard, rejoint quelques mois plus tard par Tout Autre Chose côté francophone, a le grand mérite d’avoir déjà réussi, à travers des actions souvent originales, à mobiliser au-delà des syndicats ou organisations militantes traditionnelles, répondant ainsi à un besoin de réappropriation du champ politique face à un gouvernement tournant ostensiblement le dos aux intérêts de la majorité de la population. Beaucoup de citoyen-ne-s critiques, inquiets ou révoltés attendent un mouvement large, massif et puissant pour s’engager et retrouver l’espoir contre le fatalisme. En s’adressant en premier lieu aux citoyen-ne-s non actifs politiquement, HBH et TAC contribuent ainsi à relever un défi majeur: repolitiser la société et le monde associatif à la fois en sensibilisant, conscientisant, formant un large public à divers enjeux de société et en favorisant les convergences de différentes luttes isolées.
HBH et, plus tard TAC, ont notamment permis d’élargir le plan d’action du front commun de 2014 à une couche de la population se retrouvant peu, mal ou pas du tout à travers les organisations syndicales. Il y a de quoi creuser à propos de l’articulation entre HBH/TAC et le mouvement syndical. Il faudrait par exemple absolument éviter que ces initiatives ne permettent aux appareils syndicaux de se décharger de la mobilisation et de l’organisation des travailleurs/euses moins représenté-e-s à travers les structures syndicales traditionnelles: les mal nommés « groupes-cibles » (travailleurs/euses sans emploi, immigré-e-s, femmes, jeunes, précaires, ….). Au contraire, la pression doit être constante sur les organisation syndicales pour que celles-ci s’adaptent aux réalités du monde du travail de 2015 sans laisser personne de côté. Par ailleurs, il ne faudrait pas non plus que la parade du 29 mars facilite l’atterrissage en cours en servant de prétexte aux organisations syndicales pour que celles-ci fassent l’économie de mobilisations nationales de plus grande ampleur. Le risque est là, en effet. Après avoir permis que le dynamisme des grèves de 2014 retombe le temps de la longue trêve, le front commun relance enfin aujourd’hui des actions contre les mesures gouvernementales. Mais ces actions sont dispersées, par secteurs et par régions. Aucune perspective n’est envisagée pour leur poursuite ni leur intensification. Il serait facile pour les appareils syndicaux de se reposer sur HBH/TAC pour prétendre que « la lutte continue » tout en s’éloignant encore plus du champ de bataille.
Il est vrai que l’intérêt suscité par ces mouvements citoyens est impressionnant, avec en quelques mois plus de 20.000 adhérents pour HBH et plus de 10.000 pour TAC. Partout en Flandre, des régionales et locales de HBH se sont rapidement développées pour élaborer, sous l’égide d’un comité de pilotage, des balises que le pendant francophone a reprises dans les grandes lignes peu après. Ces balises sont bien sûr perfectibles mais elles sont déjà une bonne base de départ, permettant d’unir le plus largement possible. Après que, à Bruxelles, les deux initiatives aient fusionné pour créer un mouvement bilingue, il y a quelques semaines, l’assemblée générale de TAC a réuni environ 400 personnes enthousiastes pour faire le point et réfléchir à la façon de faire progresser la dynamique. A cette occasion, des questions d’organisation interne ont aussi été soulevées, notamment à propos de l’impression de centralisme et d’une certaine forme d’autoritarisme qui ressort inévitablement de la construction fulgurante de ces mouvements. C’est sur base de ce constat que TAC a décidé d’engager un travail de fond sur l’amélioration de la démocratie interne. Le chantier est important, en effet. L’adoption précoce de mécanismes garantissant un maximum de démocratie interne est un enjeu crucial qui mérite une vigilance constante. Par exemple, les orientations devraient pouvoir être discutées dans les groupes de bases pour approfondir et s’approprier des revendications plus précises et, étant donné la violence des attaques, plus radicales; les directions et porte-paroles devraient être élus, avec un mandat temporaire et rotatif; etc.
Dans cet élan prometteur, l’idée de la « parade citoyenne » est un nouveau bon point. Formulée par HBH et ralliée ensuite par TAC, avec toutefois une vision un peu contrastée, elle permet de proposer un mode d’action plus ludique, attractif et créatif pour démontrer la force des alternatives citoyennes aux politiques 100% à droite du gouvernement. La grande parade n’a pas vocation à remplacer les mobilisations syndicales mais elle les complète de manière plutôt vitalisante tandis qu’il est parfois difficile de trouver une place, voire de trouver un sens aux mobilisations massives traditionnelles. Outre les critiques de plus en plus nombreuses quant au peu d’intérêt des « promenades Nord-Midi », ces derniers temps, les pétards assourdissant et les musiques commerciales y résonnent souvent davantage que les slogans combattifs et les formulations d’alternatives. L’alcoolisation de certains manifestants syndicaux, les attitudes racistes et sexistes rebutent également beaucoup de gens qui ne se sentent du coup ni bienvenu-e-s ni en sécurité ni en solidarité dans ces mobilisations. C’est un problème important qui devrait être pleinement saisi par les organisations syndicales, notamment à travers un travail antiraciste et antisexiste en amont.
La parade HBH/TAC interpelle la résistance sociale dans son ensemble. Elle amène un bon bol d’air, avec des idées et des pratiques dont les mobilisations massives en Belgique sont peu coutumières. Mais elle soulève aussi plusieurs questions.
Il y a d’abord le contingentement du cortège en blocs thématiques. Les participant-e-s sont invité-e-s à choisir l’un des dix blocs correspondant chacun à un « cri du coeur », adaptés sous la forme de « tout autres horizon » dans la version francophone: Biens communs par et pour tous – Justice fiscale – Une place pour chaque génération – Solidarité contre la pauvreté – Un travail digne – Un cadre de vie épanouissant – Valorisons notre diversité – Eco c’est logique – Citoyens sans frontières – Osons la démocratie !. Il est certes intéressant de mettre en évidence divers aspects des attaques austéritaires qui sont parfois invisibilisés à travers les actions ou revendications générales. Mais, face à l’ampleur des attaques, il est indispensable de travailler à la transversalité des luttes et, en tout cas, de prévenir le piège de leur « saucissonnage » pratiqué par le gouvernement lui-même pour diviser les résistances. Impossible de combattre les politiques pro-nucléaires et productivistes promues par le gouvernement, en revendiquant entre autres la fermeture des centrales nucléaires, sans défendre en même temps l’emploi et les conditions de travail digne, en convertissant le personnel de ces centrales dans des emplois écologiquement utiles avec de meilleures conditions de travail, les risques de radiation en moins. Impossible d’envisager la lutte contre la pauvreté sans envisager une justice fiscale, un sécurité sociale forte et un investissement sérieux dans des services publics pour tou-te-s.
Dès lors, et d’autant plus que la convergence des alternatives est bien l’un des objectifs de HBH/TAC, pourquoi ne pas plutôt profiter de cette mobilisation pour rompre avec le cloisonnement habituel des luttes en favorisant le mélange des revendications et propositions tout au long du cortège? Cette parade est pourtant une bonne occasion pour porter un message fort: renforcer les solidarités, ouvrir des pistes d’alternatives globales, et encourager chacun-e à s’intéresser à des enjeux de société qui leur étaient a priori étrangers.
Au-delà de cette segmentation, les catégories choisies posent aussi question. La « diversité » par exemple est un terme fourre-tout qui a l’effet néfaste de dépolitiser les actions anti-discrimination en éludant leur caractère spécifique ainsi que les formes de lutte et les alternatives appropriées qu’elles impliquent. Si elles sont à combattre autant les unes que les autres, les discriminations envers les personnes racisées n’ont pas les mêmes fondements ni les mêmes implications que celles envers les personnes handicapées, par exemple.
Et est-ce dans cette thématique « diversité » qu’il faudrait considérer les discriminations sexistes? Les femmes représentent pourtant la moitié de la population, il ne s’agit pas d’un groupe minoritaire. Elles vivent en outre les discriminations machistes partout et tout le temps, tout au long de leur vie et où qu’elles se trouvent. Pourtant, aucun « tout autre horizon » ne s’exprime en faveur des droits des femmes. C’est là un oubli regrettable et significatif, qui souligne à nouveau la nécessité d’un mouvement des femmes autonome pour que les revendications féministes trouvent leur place à juste titre à travers tous les mouvements sociaux. Le 29 mars, cet oubli aura en outre un écho particulier puisque, le même jour, les « anti-avortement » organisent leur mobilisation annuelle au Mont des Arts, à deux pas de la dislocation de la parade. Mais, malgré la demande en ce sens de la plateforme pro-choix au sein de laquelle Feminisme Yeah! et la LCR/SAP sont impliqués, les organisateurs ne comptent pas dénoncer officiellement cette mobilisation réactionnaire et leur implications contre le droit fondamental des femmes à disposer de leur corps. Dommage; une telle prise de position aurait pourtant été cohérente avec les revendications égalitaires de la parade et tout à fait appropriée quand il s’agit aussi de tirer la sonnette d’alarme sur la mise en péril de nos droits.
Autres grandes absentes des « tout autre horizon »: les revendications assumées contre les politiques sécuritaires et racistes. A l’heure où les derniers attentats terroristes alimentent d’autant plus la construction d’un soi-disant « ennemi intérieur » en entretenant les peurs et en permettant au passage un meilleur contrôle et une meilleure répression des mobilisations citoyennes, il s’agit là aussi d’un oubli interpellant. Le racisme et les formes concrètes qu’il revêt aujourd’hui, comme l’islamophobie, l’antisémitisme, la négrophobie, appelle lui aussi à une vigilance et une résistance importante pour que la fausse alternative de l’extrême droite n’apparaisse pas comme une option valable.
Ensuite, il y a l’encadrement formel du cortège avec l’organisation de chaque bloc autour d’une couleur, d’un objet symbolique et d’une chanson commune pour favoriser un effet spectaculaire. Certes, les participant-e-s ne sont pas contraint-e-s à se soumettre à ces consignes et, d’un autre côté, ces dernières pourraient encourager des citoyen-ne-s non organisé-e-s à s’intégrer plus facilement et de manière créative à la mobilisation. Mais il est assez paradoxal qu’un mouvement qui entend favoriser une dynamique émancipatrice ficelle de la sorte les modes d’expression que pourraient vouloir adopter les citoyen-ne-s qui sont parfois impliqué-e-s par ailleurs dans des collectifs organisés avec leurs fonctionnements et revendications propres. Même si ce n’est sans doute pas le but recherché, cette harmonisation tend à masquer la diversité des revendications et alternatives qui pourraient être portées au sein de chaque bloc derrière un message unique qui écrase les autres. Il y a aussi là comme un arrière-fond scolaire et paternaliste, contradictoire avec l’auto-organisation des luttes qui est pourtant prônée par HBH et TAC. Un tel encadrement entretient un réflexe qu’il s’agirait justement de casser, en Belgique particulièrement, alors que la construction d’une résistance forte et efficace implique aussi que les travailleurs/euses reprennent leur syndicats en mains sans attendre les consignes des appareils mais en décidant eux/elles-mêmes, directement sur leur lieu de travail et de vie, des actions à mener et de la façon de le faire. Parce qu’ils puisent leur force dans leur diversité et leur spontanéité, les mouvements sociaux ne se contrôlent pas. C’est peut-être insécurisant pour les organisateurs, ça donne peut-être une impression de désordre, mais c’est pourtant essentiel pour la démocratie.
Enfin, il y a à travers cette parade la volonté de se poser dans le champ exclusif de la résistance sociale, sans poser la question de la construction d’outils adéquats pour envisager la concrétisation d’une alternative politique. A travers l’insistance sur le caractère « créatif, coloré et familial d’un défilé de citoyens sans couleur politique », la méfiance envers les organisations militantes est manifeste. Ainsi, dans l’objectif compréhensible que « le mouvement prime sur les drapeaux de chaque organisation » et pour éviter une démonstration de force stérile de chaque organisation participante, les drapeaux sont interdits dans les dix premiers blocs, tout comme la distribution de tracts le long du cortège. En compensation, un onzième bloc est constitué pour rassembler les porte-drapeaux de chaque organisation partie prenante de la parade et il est possible de distribuer des flyers autour de la gare du Nord avant le départ de la parade. Si les syndicats et associations sont aussi concernés par ces consignes « pas de drapeaux » et « pas de tractage », ils sont à l’évidence moins visés que les organisations politiques.
Il est clair que certains partis tentent ou tenteront la récupération du mouvement. Mais ils continueront à le faire, avec ou sans drapeaux et signes distinctifs le 29 mars. Par ailleurs, dans un souci démocratique, plutôt que des interdictions (serait-il permis d’interdire au nom du « mouvement citoyen »?), il serait peut-être plus utile de tenter de battre en brèche le sentiment répandu du « tous pourris » en évitant d’entretenir la confusion entre les partis au pouvoir, responsables de l’austérité, institutionnels, électoralistes ou loyalement impliqués dans les luttes sociales. Il est de la responsabilité de chaque organisation d’assumer la cohérence ou non entre ses actes et sa présence dans la Parade. Mais il est aussi de la responsabilité de chaque citoyen-ne-s d’établir un tri entre ces partis en connaissance de cause et avec ses propres critères. Or, tenir systématiquement bien à l’écart toute formation politique n’est peut-être pas exactement ce qui aide le mieux à cerner les nuances et à opérer des choix. La confrontation des idées, qu’elles se formulent sous l’étiquette de partis ou non, est aussi un passage obligé dans un processus démocratique.
Ceci dit, cette réticence à se positionner sur le terrain politique pose un problème bien plus fondamental. En effet, aujourd’hui plus que jamais étant donné les changements importants que nous vivons depuis 2008, il ne s’agit pas simplement de faire son shopping parmi l’offre de partis existants sur le marché. Beaucoup considèrent encore que le mouvement social doit jouer un rôle de critique et de propositions alternatives en laissant les partis politiques s’occuper des élections et des décisions. Mais, plutôt que de se limiter à faire des propositions aux politiques, le mouvement social pourrait -et aurait toute la légitimité de le faire- rentrer lui-même dans l’arène politique. Naturellement, il ne s’agit pas pour les mouvement sociaux et le monde associatif de se présenter en tant que tels aux élections. Mais ils pourraient et devraient jouer un rôle important pour l’élaboration d’une politique en faveur des 99%, et pour la stimulation d’instruments politiques permettant de la concrétiser.
Comme les peuples de plusieurs pays en ont déjà fait l’expérience, toute résistance sociale, aussi déterminée, organisée et forte qu’elle soit, ne mène pas très loin si elle ne prend pas mains la question de l’alternative politique pour relayer et concrétiser les revendications sociales de manière la plus adéquate. Dès lors, pourquoi ne pas oser mettre les pieds dans le plat? Dans des contexte évidemment fort différents, les inspirations ne manquent pas en Europe et ailleurs pour tenter la construction d’une dynamique propre aux réalités sociales, politiques, économiques, culturelles et aux rapports de force en Belgique. Des pistes existent déjà, comme celles posées par la FGTB de Charleroi-Sud-Hainaut à travers son programme en 10 points élaboré à la suite de l’appel du 1er mai 2012 visant à constituer une alternative politique anticapitaliste à gauche d’Ecolo et du PS.
Dimanche, des milliers de personnes marcheront à nouveau ensemble contre les mesures 100% à droite du gouvernement et pour de tout autres horizons. Espérons que, malgré l’important encadrement de cette parade, les organisateurs gardent leur bon sens et une certaine tolérance pour permettre que cette mobilisation en appelle d’autres, encore plus amples, déterminées et auto-gérées, pour permettre à chacun-e d’expérimenter à son rythme la construction d’actions collectives et l’élaboration d’alternatives dans un fonctionnement démocratique et solidaire, et pour permettre que la dynamique puisse s’approfondir sur le terrain de la résistance sociale, en alliance avec le mouvement syndical, mais aussi en articulation avec la construction d’un outil politique à la hauteur des enjeux.
* La LCR/SAP sera présente au départ du cortège autour des banderoles « Michel Ier, dégage!/Buiten! » et, avec Feminisme Yeah!, intégrera ensuite le « sous-bloc » féministe organisé à l’initiative du Vrouwen Overleg Komitee (VOK) au sein du bloc 7 « diversité », improvisé en l’absence de bloc féministe à part entière. Il s’agit pour nous de souligner ce manque et de continuer à appuyer la nécessaire reconstruction d’un mouvement des femmes autonomes.