Le mot culture signifie pour le grand public deux choses. D’abord l’art, plus particulièrement le grand art, celui de grrrands écrivains, peintres, compositeurs et cinéastes, le pain quotidien des commerçants et des médias. Puis, plus pertinent, la manière spécifique dont un groupe humain se comporte, en quoi il diffère d’autres groupes.
Dans le premier cas il s’agit plus ou moins d’une religion. Les grrrands artistes sont devenus les saints d’une élite illusoire qui se croit civilisée et raffinée par rapport aux gens du commun. Il s’agit en général de petits-bourgeois aux prétentions intellectuelles, de faiseurs d’opinions esthétiques et d’autres bobos, ennemis de la plèbe inculte, qui ne s’intéresse qu’aux délaissements plutôt vulgaires comme les films d’action, le Tour, la littérature d’évasion, la musique pop, le foot, c.-à-d. tout ce qui n’élève pas notre âme. Depuis que la religion n’est plus cet infini sublime qui donnait jadis un sens à notre vie terrestre, la caste culturaliste s’est tournée vers son succédané, l’éternel sublime de l’art. Mais ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain. L’art joue sans aucun doute un rôle positif dans la vie sociale.
Dans le deuxième cas il s’agit de choses avec lesquelles nous sommes confrontés tous les jours dans nos quartiers et ailleurs : le fait que des groupes humains ont des manières différentes de s’habiller, de préparer leur nourriture, de former une famille, de s’exprimer, de croire. La manière de vivre des bourgeois n’est pas celle des travailleurs, l’immigré turc n’est pas identique à celui qui vient du Maroc. Si, comparés aux autochtones, les allochtones (pour employer cette terminologie aux connotations racistes ou du moins ethnicisantes) sont plus ou moins différents, ils ont tous les deux une chose commune : la faculté et la nécessité de produire de la culture, faculté qui nous distingue des autres animaux.
En effet, la culture c’est tout ce que les humains produisent pour survivre, matériellement et idéologiquement. Il s’agit de la « force productive » par excellence pour maintenir leurs structures sociales et pour éventuellement changer la société, de l’adapter à des situations socio-économiques et écologiques nouvelles. La culture c’est la transformation de notre environnement par le travail et la pensée. Elle est d’ailleurs un héritage d’acquis sociaux qui ne se transmettent pas génétiquement et qui ne peuvent se transmettre génétiquement, malgré les fausses idées que se font la-dessus les racistes. L’éducation fait partie de la culture.
Un menuisier, une coiffeuse, un plombier et une femme de ménage produisent de la culture, sans oublier le cultivateur, dont l’activité même est à l’origine du mot culture. Dans la production sociale pour satisfaire leurs besoins les humains se transforment eux-mêmes. Les sociétés évoluent, la culture change, l’histoire se déroule. On produit des choses matérielles (un couscous, une bagnole, un saxophone, une maison), on produit le cadre social dans lequel on vit (classes sociales, institutions), on produit des idéologies et des pratiques (sexualité, genre, sports, recettes culinaires), on produit du bien et du mal, du beau et du laid, des seaux et du lait. Culturel n’est pas synonyme de civilisé, le beau n’est pas identique au bien et vice-versa. Le criminel, le seigneur de guerre produisent de la culture, tout comme la militante syndicale et l’activiste écologiste. Et tandis que les culturalistes glorifient la « haute culture », le capital dont ils sont les serviteurs détruit la culture de ceux d’en bas : la sécurité sociale et autres organisations de défense, le code du travail, la nourriture et la qualité de la vie. Même notre imagination utopique est minée par l’individualisme pécuniaire de la société capitaliste.
Un certain Blaise Pascal etc. etc., grrrand penseur devant l’Éternel, prétendait que l’imagination déforme la vérité extérieure, la réalité sensible, qu’elle permet de se croire heureux. L’homme étant marqué par le péché éternel ne pouvait être heureux ici-bas. Pascal fustigeait le divertissement, cette volonté d’ignorance qui nous détourne de la vie intérieure (encore l’âme éternelle) et qui évite de nous sentir malheureux. Imagination et divertissement trompent l’homme sur le bien et sur le mal. Bertolt Brecht par contre chantait dans l’Opéra de Quat‘sous qu’avant de pouvoir parler de morale, il faut qu’on bouffe. Mais c’était un matérialiste pur et dur.
Ce sont en effet les riches qui accusent les pauvres d’être des matérialistes débridés. Car ce que les gens d’en bas veulent, avant de monter vers le trône du Tout Puissant, ce sont quelques modestes améliorations dans leur vie terrestre : un toit au-dessus de leurs têtes, un peu de chaleur quand il fait froid, à manger quand ils ont faim, des soins de santé quand ils sont malades, un travail et pas de chômage, la paix et pas la guerre. On nous dit que c’est demander trop. Mais pour tenir le coup en attendant le salut éternel on a besoin quand même d’un peu de plaisir, de ce divertissement tant haïs par Blaise Pascal etc. etc. La grande misère, la désolation totale, la perte de tout espoir, ne nous incite pas à la révolte révolutionnaire. Il faut que de temps en temps nous nous amusions, que nous nous sentions heureux pour avoir la force de stimuler notre imagination contestataire, de critiquer ce monde, de le combattre et de le changer radicalement. Nous voulons le pain et les roses.
Le divertissement n’est pas uniquement un opium du peuple. Dans certains cas les psychiatres sont obligés de donner des anti-dépressifs à leurs patients, en attendant d’autres remèdes. La culture du peuple est un anti-dépressif, et comme en psychiatrie ce traitement peut agir dans les deux sens : ou bien réconcilier le patient avec le monde, donc le remettre à produire, à le soumettre à l’injustice qui le fait souffrir, ou bien l’aider à soumettre ce monde à la critique, à devenir une personne plus autonome. La culture du peuple connaît deux formes : la culture de masse, celle produite par une industrie spécifique qui fait du profit comme toute industrie capitaliste, et la culture issue du peuple lui-même, de son imaginaire, de son humour, de sa rage, à travers ses associations et son combat. Ce sont ces deux formes auxquelles nous nous intéresserons ici en premier lieu.
La culture de masse a, pour paraphraser le grrrand poète Goethe, deux âmes (et oui, de nouveau l’âme) en son sein. Hollywood, cette gigantesque usine de rêves, cette énorme machine à sous, produit parfois d’excellents films qui n’ont rien de réactionnaire, tandis que la production artistique de la gauche radicale a souvent produit des navets paternalistes et moralisants. Évitons le manichéisme, de voir les choses en noir et blanc. La culture voit le jour sous la poussée de formes sociétales compliquées, dans des conditions idéologiques contradictoires.
Dans la production culturelle, comme dans toute la vie sociale, le résultat et la réception dépendent des rapports de force entre les classes. La production émancipatrice est renforcée par le pouvoir contestataire social et politique de salarié-e-s. La preuve du contraire est donnée par le nazisme : une fois le pouvoir du mouvement ouvrier brisé, l’industrie culturelle allemande n’a pas seulement produit des conneries « d’évasion », mais des saloperies perverses, criminelles, abjectes, odieuses. La culture est hautement politique. C’est la raison pourquoi les révolutionnaires doivent s’en occuper.
Mais d’où vient le besoin des masses de s’enthousiasmer pour le foot, pour la course automobile, pour les films d’horreur, pour les séries télévisées et autres « telenovelas » ? Un grrrand philosophe allemand a écrit qu’il faut ne faut pas se limiter à la description des besoins esthétiques, mais qu’il faut les expliquer. Tâche difficile. D’où vient par exemple à partir de la deuxième moitié du 19ème siècle le plaisir de lire des polars, tandis que ce genre de littérature n’existait pas auparavant ? J’y reviendrai dans la prochaine livraison.
publié également sur le blog du NPA du Tarn
photo de rose: Manel / pain+photomontage: Little Shiva