Vendredi 11 mars devait avoir lieu à Chicago un meeting de campagne de Donald Trump. Les portes du University of Illinois at Chicago (UIC) Pavillion devaient ouvrir à 18h. La veille, un événement Facebook annoncait que près de 10 000 personnes comptaient participer à une manifestation contre la tenue du meeting.
Les manifestant.e.s commencent à se regrouper devant le Pavillion vers 16h. Une heure plus tard, une file de gens longue de plusieurs centaines de mètres attend de pouvoir entrer. De l’autre côté de l’avenue, des manifestants, dont les rangs grossiront petit à petit et sans discontinuer. Entre les deux, des flics, à pied et à cheval. Et au-dessus de nos têtes à tou.te.s, cinq hélicoptères. Toutes les rues aux alentours sont bloquées ou filtrées par les flics.
Au départ il est difficile de reconnaître les Trump supporters : parmi celles et ceux qui font la queue pour assister au meeting il y a plusieurs centaines – si ce n’est plus – d’opposant.e.s a Trump. La foule de l’autre côté de l’avenue continue de se faire de plus en plus dense. Vers 18h30, on atteint sans doute le pic d’affluence devant le Pavillion. Les manifestants parlent de plusieurs milliers – 3 à 4 000, peut-être plus. A l’intérieur, on estime un contingent avoisinant le millier d’anti-Trump. Les flics, relayés par les journaux, l’évaluent à quelques centaines.
Plus la foule grossit, plus on chante, plus on crie, plus les milliers de manifestant.e.s foutent le bordel devant les portes du Pavillion. Personne ne sait exactement comment va évoluer la situation.
A 18h30, j’apprends par mon voisin de droite, un Latino d’une cinquantaine d’années dont le fils est à l’intérieur, que le meeting a été reporté. La nouvelle se répand rapidement dans la foule. On redouble de slogans, de chants, de cris de joie.
Puis une dizaine de minutes plus tard, nouvelle secousse, cette fois bien plus forte : le meeting est annulé.
Les médias français, relayant leurs homologues américains, ont bien évidemment noté l’importance majeure de cette victoire, mais ils se sont focalisés sur l’extrême tension, les mouvements de foule, le sentiment de chaos généralisé et les altercations – réelles mais isolées – entre Trump supporters et manifestan.t.e.s à l’intérieur du Pavillion ; les heurts avec les flics en fin de manifestation ; et les quelques arrestations. Certains se sont interrogés sur les atteintes potentielles à la liberté d’expression. Ils ont ainsi manqué un élément autrement plus significatif de cette annulation : les gens qui y étaient.
De toutes les manifs auxquelles j’ai participé, en 26 ans d’existence, c’est celle où j’ai vu le plus de diversité et de mixité : quand je me retournais pour regarder les visages des gens, je voyais des Blancs, des Noirs, des Pakistanais, des Indiens, des Mexicains, des Portoricains, des Chinois, des Japonais, des jeunes, des vieux, des parents avec leurs gosses, , des vieux militants, des lesbiennes, des gays, des filles et des femmes voilées. Avec quand même beaucoup, beaucoup de jeunes – cadre universitaire oblige. Et notamment beaucoup d’étudiants latinos sans papiers.
De même, l’ambiance de la manifestation disparaît des comptes rendus médiatiques. L’atmosphère électrique, la tension exaltante, et l’évidence de la solidarité antiraciste sont pourtant absolument remarquables. Les multiples slogans qu’entonnent les milliers de manifestant.e.s en témoignent, des mots d’ordre de “Black lives matter” et de ses dérivés (“Immigrant lives matter”, “Muslim lives matter”) aux slogans antifascistes (“No Trump, no KKK / No fascist USA !”), des hymnes internationalistes et unitaires (“el pueblo unido jamás será vencido”) aux cris de solidarité avec les musulman.e.s (“We love Muslims ! We love Muslims ! We love Muslims !”), des invectives chantées ou hurlées contre Trump (“Hey hey ! Ho ho ! Donald Trump has got to go !”) en passant par le galvanisant “Show me what a victory looks like !” repris immédiatement par un “This is what a victory looks like!” triomphant. (On peut remplacer “victory” par “America” ou “democracy”, et on le fait souvent). On entend également des slogans pour Sanders, et des dizaines de personnes sillonnent les rangs des manifestant.e.s pour encourager à participer à la campagne.
C’était beau. C’était puissant. C’était jouissif.
C’est la première fois depuis le début de la campagne officielle de Trump, en juin dernier, qu’un de ses meetings est annulé.
Quand on replace ce qui est bien une victoire majeure dans l’histoire récente des mouvements sociaux à Chicago – la grève des profs de septembre 2012, les manifestations contre le sommet de l’OTAN quelques mois plus tôt, les manifestations, occupations et autres formes d’actions directes liées à Black Lives Matter qui se multiplient, les mouvements étudiants contre les coupes sombres dans les budgets des universités publiques ou encore la grève de la faim de 34 jours pour lutter contre la fermeture du lycée public de Dyett situé dans le quartier noir de Bronzeville –, on comprend que Chicago est en passe de devenir l’un des principaux foyers de toutes les luttes et de leur convergence. Ainsi, le 1er avril prochain, le syndicat des enseignant.e.s de Chicago, le célèbre Chicago Teachers Union, appelle à une nouvelle grève. À la réunion publique annoncant officiellement la grève, qui s’est tenue le 9 mars, la présidente du syndicat, Karen Lewis, était à la tribune avec l’un des porte-parole de Black Youth Project 100, l’un des principaux groupes animant le mouvement Black Lives Matter.
Quand on juxtapose l’annulation du meeting de Trump avec une autre victoire tout aussi inattendue, remportée mardi 8 mars – la victoire de Sanders contre Clinton dans le Michigan, qu’aucun sondage n’avait vu venir –, et quand on saisit la trajectoire de la campagne de Sanders de manière plus générale, on comprend que cette séquence présidentielle est tout sauf une énième mascarade politico-médiatique.
Un mouvement de fond est en train de secouer en profondeur le temple du capitalisme triomphant. Impossible de prédire ce qui se passera dans les semaines, les mois qui viennent. En attendant, restent l’image de tous ces visages dans la foule et la fureur de tous ces slogans.
“This is what a victory looks like.”
Source : Ensemble